9. Le jardin secret d'Euphrosyne

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Point de vue d'Euphrosyne


Οἶδα οὐκ εἰδώς.*


Dans le morne quotidien de Sainte-Marguerite, il n'existe qu'un seul refuge, libre de la surveillance pesante des aides-soignants : le jardin. Un fragment de liberté, qui, bien que laissé à l'abandon, fait éclore une lueur d'évasion dans mon esprit. Le vent murmure à travers les feuilles des pins, insufflant de la vie à ce lieu paisible, loin des murs décrépits de ma chambre. Des écureuils courent et s'amusent parfois le long de leurs troncs, ce qui parvient même à me faire esquisser un sourire.


Ici, je peux être moi-même, où du moins ce qu'il en reste, fugace et libre. C'est bien le seul endroit où l'on me laisse tranquille. Où personne ne vient me souffler à l'oreille que je suis anormale.


Il est négligé, certes, mais étrangement accueillant. Les hauts murs de la bâtisse, abîmés par le temps, paraissent bien moins oppressants vu d'ici, me permettant de respirer sans le poids écrasant du bâtiment. J'aime m'y rendre, chaque fois que je le peux. Qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, c'est mon moment d'évasion. J'aime sentir la pluie sur ma peau. Le soleil la réchauffer. L'odeur des conifères que le vent me porte. Je me sens alors tellement plus vivante.
Comme à chaque visite, je m'assieds sous le vieux chêne, toujours au même endroit. C'est un peu mon sanctuaire à ciel ouvert. Et loin des regards scrutateurs, je m'adonne à mon unique passion : le dessin. Mais aujourd'hui, il manque quelque chose. Mes doigts cherchent frénétiquement un carnet caché dans ma poche et s'arrêtent sur les dernières pages. Il est rempli de dessins, de souvenirs flous et de bribes de rêves et de cauchemars. Peut-être sont-ce des lieux familiers ? Bien qu'en réalité, je ne les ai jamais vus, à ma connaissance en tout cas.


Mes feuilles sont pleines de croquis de palais entourés de nuages, de maisons en bord de mer décorées d'une multitude de coquillages et de forêts à perte de vue. C'est ma façon à moi de consigner les fragments éparpillés de mon imagination. Une tentative désespérée de capturer des images de mes rêves évanescents, et ce, avec une précision mystérieuse. C'est le seul loisir qu'il semble me rester, cela, et me promener dans le parc à la recherche d'une quelconque issue, toujours en vain. Tourner en rond, un passe-temps comme un autre dans une vie si insignifiante. Je soupire.


Je n'ai pas trop le choix malheureusement. Et je sais que sans mon carnet, cet acte de rébellion face à une routine sans fin, je plonge dans l'angoisse. Je ne peux pas me permettre de perdre cela. Alors, je décide d'élaborer un plan. Me procurer un nouveau carnet dans l'aile droite de l'institution. Ce n'est jamais une mince affaire. Mais cela m'est aussi vital que de respirer. Si j'avais été intelligente, j'en aurais pris un la fois dernière après avoir entendu la conversation dans le bureau du directeur. La réserve de matériel se situe dans le même couloir. Si ça se trouve, j'aurais même eu la chance de tomber sur le saint-Graal : un taille-crayon. Mais j'ai eu peur. Me voilà bien avancée aujourd'hui !


Me voilà donc obligé de me rendre une nouvelle fois dans la salle de repos des aides-soignants. Mais pour cela, je dois attendre l'heure de leur pause. Car il nous est interdit de dessiner où décrire ici. D'ailleurs, j'ai déjà écopé de plusieurs punitions pour cela. Mais je me débrouille toujours pour voler des crayons et autres matériels dès que l'occasion se présente. J'ai trop peur que mes visions disparaissent. Comme si ma mémoire était incapable de garder des informations sur le long terme. Au fil des semaines qui passent, tout finit par s'estomper. Et cela me stresse terriblement.


Plus tard dans la journée, je décide de mettre mon plan en exécution. Je me fonds discrètement dans les couloirs effacés de l'hôpital, mélancolique et insalubre. J'entends les infirmiers échanger des potins dans la salle annexe, au sujet de la rumeur sur l'arrivée du nouveau psychiatre. Je tends l'oreille, curieuse.


— On parie combien qu'il partira au bout d'une semaine ? lance une voix.
— Une semaine ? Tu es déjà bien optimiste, se moque une autre.
— Tu as sûrement raison.


Je les entends alors s'esclaffer bien fort.
Quelle angoisse cela aussi ! J'espère bien effectivement qu'il ne restera pas longtemps parmi nous. Les séances de psychiatrie ne me manquent pas. Mais où sont donc ces cahiers ? J'ouvre prudemment un tiroir. Rien. C'est alors que mon regard s'attarde sur un renfoncement.


Dans un recoin oublié derrière le bureau vide de la secrétaire, j'aperçois une pile de carnets neufs.


L'adrénaline court dans mes veines alors que je m'approche du bureau. Le cœur tambourinant contre ma poitrine, je m'élance, tendant une main tremblante et rapide pour saisir un carnet. Sa taille est parfaite, conçue pour être dissimulée pour contenir mes rêves esquissés. Un regard derrière moi m'apprend qu'ils sont toujours en pleine conversation. C'est le moment parfait pour filer. Le plus discrètement possible, je m'agenouille et rampe derrière les bureaux. Une fois hors de vue, je me relève et m'élance vers le jardin, bousculant n°66 au passage qui semble encore s'être perdu dans les couloirs. Je fais un geste pour m'excuser et poursuis ma route. Il aura vite oublié l'incident lui aussi !


De retour sous le chêne, soulagée, mais encore haletante, je retrouve la tranquillité. L'odeur du papier neuf. Que j'aime ça ! Je touche la couverture veloutée. Quelle sensation agréable !
Une fois bien installée, je tourne la première page blanche pour y déposer d'un trait sûr et précis ma réalité fantasmée.


Je commence à dessiner une scène scintillante. Une maison faite entièrement de coquillages, assemblés avec harmonie, posée sur une plage. Les vagues projettent son reflet éclatant et irisé et capture la lumière du soleil. Timidement, ma main recompose la silhouette floue d'une figure qui apparaît près de l'entrée de la maison. Je sens une présence réconfortante et familière à travers les lignes, une odeur d'iode et de soleil mélangée. Quelqu'un qui éveille vaguement en moi des souvenirs d'une vie révolue, semblant chuchoter des promesses anciennes dans la brise.


Mais alors que je m'attarde sur les détails, la silhouette s'évanouit, échappant à mon emprise. Mon cœur bat plus vite d'excitation. Je n'ai jamais été aussi prête de la capturer ! Ce besoin devient impérieux tandis que je trace, pressée, les traits sur le papier. Leurs mains me touchent presque à travers le dessin. Je peux quasiment voir son visage ! Quelle frustration ! Je commence à sentir un très léger mal de tête tandis que je m'évertue à rester le plus concentré possible. Mais rien n'y fait.


À bout de patience, j'appuie d'un geste rageur sur le crayon. La mine se brise alors et perce en même temps le papier. À présent, je m'en veux. Fantastique. Un crayon de fichu, tout cela, car je suis en incapacité de gérer mes émotions ! Impossible pour moi d'espérer le tailler, il va falloir que j'aille me risquer à en voler un autre.


Agacée, je me fige, tenant la page éloignée pour contempler l'ensemble. Un léger frisson parcourt ma colonne vertébrale lorsque la silhouette semble m'observer, de l'autre côté du papier. Une question sans réponse résonne dans ma tête.


Soudain, je relève les yeux vers le jardin obscurci. S'était-il passé une heure, un après-midi entier ? La cloche de l'hôpital résonne alors, marquant la fin de ma retraite. Je range rapidement le carnet dans ma poche intérieure. Ce soir, je le glisserai avec les autres dans la mousse toute compressée de mon vieux matelas élimé. Et comme souvent, si le sommeil me fuit, à la lueur de la lune, je me plais à les feuilleter. Et alors, je m'autorise à rêver.


*"Je ne sais qu'une seule chose, c'est que je ne sais rien"
Devise de Socrate

La malédiction d'Euphrosyne et Apollon [Romantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant