12. Les Échos de deux Cœurs brisés

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Point de vue d'Apollon, période actuelle


— Suivez-moi, me dit-elle d'un ton sec qui trahissait, peut-être, plus d'urgence que d'impatience.

Les couloirs serpentent interminablement. Cet endroit est immense. Un sentiment de tristesse imprègne les lieux et alourdit mes pas. Moi, Apollon, dieu de l'art et de la guérison, voit mon humeur influer par la morosité de simples mortels. Ou bien par quelque chose de plus insidieux...


Les visages des nombreux patients que nous croisons impriment leur marque dans ma mémoire. Amaigris, leurs regards semblent vides et ils lèvent à peine leurs yeux vitreux tandis que je déambule dans l'hôpital. Certains sont encore attablés malgré que nous soyons en milieu d'après-midi. D'autres sont figés sur des chaises, sans aucune possibilité de se distraire. Aucun ne parle. Comme s'ils attendaient simplement que la mort les accueille, dernier espoir d'un monde meilleur. Des hôpitaux, j'en ai vu des milliers, et j'ai insufflé la vie, littéralement, à nombre d'entre eux. Mais jamais, oh grand jamais, je n'ai ressenti une telle lourdeur s'abattre sur mon essence divine. C'en est presque étouffant pour un être aussi splendide que moi. Mais je suis le dieu de la lumière, je vais les ramener à la vie. Même les cas les plus désespérés.


Je me promets soudain une chose. Un serment que je ne trahirais pas. Même si Rosy ne s'y trouve pas, même si l'existence mortelle semble aussi futile qu'une brise d'été, je ferai tout mon possible pour aider ces âmes abandonnées à sortir de cet enfer. Je leur offrirai une vie plaisante, pleines de petits bonheurs. En l'honneur de ma tendre femme, en mémoire de l'amour que nous partageons.

Mais soudain mes pensées sont interrompues. Madame Marie s'arrête abruptement dans le corridor. Elle se tourne vers moi, l'air revêche.


— Des fous, cet hôpital en est plein, m'indique-t-elle en pointant du doigt un homme tellement absorbé par ses pensées qu'il ne semble pas nous remarquer. Ses mains bougent sans cesse et il se balance mécaniquement sur son fauteuil, tel le balancier immuable d'une horloge brisée.

— Regardez-le se dandiner ainsi, persifle-t-elle avec un sourire moqueur. Il passe ses journées à parler tout seul, à déclamer de la poésie. Peut-être saurez-vous le comprendre, continue-t-elle avec dédain tout en haussant les épaules.

Je m'approche de lui, sincèrement intrigué par ce qu'il marmonne.

— "Il me paraît égal aux dieux celui qui,

Assis près de toi doucement,

Écoute tes ravissantes paroles et te voit lui sourire ;

Voilà ce qui me bouleverse jusqu'au fond de l'âme.

Sitôt que je te vois,

La voix manque à mes lèvres,

Ma langue est enchaînée,

Une flamme subtile court dans toutes mes veines, "

Chuchote-t-il, la voix chevrotante et l'air mélancolique.

— "les oreilles me tintent

Une sueur froide m'inonde,

Tout mon corps frissonne,

Je deviens plus pâle que l'herbe flétrie, continuè-je avec habileté, me sentant en confiance, la poésie nous rapprochant.

— "je demeure sans haleine,

Il semble que je suis près d'expirer."* achève-t-il, de l'étonnement transparaissant dans sa voix face à mon empathie inattendue.

— A une femme aimée. Sappho. Quel magnifique poème avez-vous choisi, fais-je remarquer avec un sourire subtil, ma fierté savante se révélant dans la lumière de cet échange improbable.


Il lève des yeux surpris vers moi, car pour la première fois depuis longtemps, sans doute, quelqu'un l'écoute vraiment. Une larme coule le long de sa joue creusée. D'un geste empreint de compassion, je mets ma main sur la sienne.

— Je reviendrai vous voir, d'accord ? lui promets-je,

L'homme acquiesce, un sourire hésitant aux lèvres et un air reconnaissant illuminant son visage.

— Bon, avançons, j'ai autre chose à faire que d'écouter de la poésie, s'impatiente madame Marie. À votre place, j'éviterais de m'attacher aux malades. Ce n'est bon pour personne. Et vous n'êtes pas ici pour cela.

— Si vous le dites, répliqué-je avec une condescendance que je ne cherche même plus à dissimuler.

—Voilà, vous avez fait le tour, déclare-t-elle après un énième virage. Je vous laisse, des affaires plus importantes m'attendent, la visite est finie, insiste-t-elle d'un ton incisif. Prenez l'escalier en face, vous arriverez directement dans le parc. Vous n'aurez qu'à retrouver votre chemin à partir de l'entrée principale. Cela ne devrait pas être trop difficile pour un homme aussi compétent, souligne-t-elle avec une défiance mal dissimulée dans la voix.

— Très bien, mer... commencé-je, avant de m'apercevoir qu'elle a déjà tourné les talons et qu'elle n'est plus là. L'écho de ses pas et le silence froid du corridor me répondent alors.


Seul à présent, je descends l'escalier qui mène au jardin, baigné d'une lumière hivernale. Le froid pince déjà ma peau. La nature se dépouille de ses parures automnales. Les arbres ont pour la plupart déjà perdu leurs feuilles. Ne reste que les Pins qui égaient un tant soit peu les lieux avec leurs aiguilles vertes.


C'est alors que mon regard se pose sur la jeune fille que je vois assise par terre au pied d'un grand arbre. Sa présence me frappe. Sa silhouette me captive. Penchée, absorbée, elle semble écrire ou dessiner, à l'ombre du tronc. Mon cœur palpite, un frisson me parcourt. Je ne la distingue pas bien, elle est loin et les hautes herbes la camouflent en partie. Mais je le sais, je le ressens dans chaque fibre de mon être immortel. C'est elle. Elle est ici. Rosy. Je tremble tant que je dois m'appuyer contre le mur en pierre de la façade pour ne pas chanceler. Je l'ai enfin retrouvée. Elle est là, si proche et pourtant si inaccessible. L'émotion me submerge à tel point que je ne peux même pas aller la voir.


Je dois me retenir, rentrer dans le jeu d'Éris pour rompre la malédiction avec ruse. C'est si difficile, cette attente. Un vrai déchirement intérieur entre mes désirs et ma raison divine. Paraître détaché alors que je l'aime à en mourir et qu'elle se trouve à portée de regard. Rosy ne doit pas me voir troublé, moi, le psychiatre qu'elle doit apprendre à connaître et dont elle devra apprendre à se rappeler. Je ne veux pas lui mettre la pression, la submerger d'informations avant de savoir de quoi elle se souvient exactement. Je ne veux surtout pas l'effrayer.


Je recule et me dissimule derrière un buisson et m'assoit sur le sol. Je tente de calmer les battements frénétiques de mon cœur. Je me penche après de longues minutes et l'observe à la dérobée. Si je me précipite, je risque de briser les liens de confiances à reconstruire. Son passé doit lui être aussi flou et inaccessible qu'un labyrinthe, que je vais devoir parcourir avec prudence.


Bouleversé par cette impuissance, de ne pas pouvoir lui parler ni la toucher. Je me téléporte dans ma chambre et me force à me calmer. Je sais que je la reverrai bientôt, et, d'ici là, je dois me préparer à mieux contenir mes émotions, à incarner mon rôle avec excellence. Demain sera un autre jour et je serais prêt. Je serais la clef qui lui ouvrira les portes de sa liberté perdue.

*Traduction par Ernest Falconnet.

La malédiction d'Euphrosyne et Apollon [Romantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant