15. La protection d'Apollon

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Point de vue d'Apollon


La lumière blafarde de ma lampe de bureau projette des ombres fantomatiques sur les murs de mon bureau tandis que j'étudie les différents dossiers de l'institut. Je tourne la page du dossier 52, avec une attention toute particulière. Il n'y a que trois feuillets, alors que pour les autres patients, il faudrait des heures entières pour toutes les éplucher. Les stigmates d'une agrafe, deux trous sur chaque feuille en haut à gauche, me narguent. Je suis certain qu'il manque des informations. Les seules dont je dispose, comme le fait qu'elle "vole" et qu'elle soit "muette" (sans que n'en soit indiqué la cause) je les connais déjà. Hormis cela, et un compte rendu d'examen physique, il n'y a rien. Je décide donc, frustré, de ranger tous ces papiers, quand un post-it tombe sur mon bureau. Une phrase, seule, m'interpelle : "Numéro 52 ne cesse de toucher son cou et son index droit et semble être dans un état de stress important à chaque fois que cela se produit". Son alliance et le collier de sa mère Eurynomé... S'en souvient-elle encore ? De quand peut bien dater ce document ?


Bien sûr, j'ai bien remarqué qu'Euphrosyne ne possède plus ses bijoux, auxquels elle tenait tant. Où peuvent-ils bien se trouver ? Depuis combien de temps ne les a-t-elle plus en sa possession ?


Obsédé par toutes ces interrogations, je me masse les yeux, fatigué. Cela fait bien trop longtemps que je suis penché sur les classeurs poussiéreux de cette institution, à m'interroger sur le passé de Rose dans cet hôpital. Mon regard se pose sur la lyre reposant dans son écrin sur mon bureau. Du bout du doigt, je caresse son bois finement sculpté de fleurs. Il me tarde de pouvoir la lui remettre et de voir ses doigts graciles en caresser les cordes. Je referme la boîte, nostalgique. Je me lève pour m'étirer, prêt à me diriger vers mon lit, lorsqu'un cri aigu résonne plus loin, semblant provenir du fond du couloir. Attiré par ce son, et mu par un mauvais pressentiment, je quitte ma chambre. J'arrive dans la cuisine tout éclairée et une scène cauchemardesque se joue devant moi.


Je reconnais immédiatement mon Euphrosyne, à genoux sur le carrelage. Elle est maintenue par la poigne brutale du cuisinier. Elle est terrorisée, la peur marque son visage, et plus horrible encore, ses cheveux sont collés par son sang vermeil. Qu'à -t-il bien pu se passer pour qu'elle irrite à ce point le cuisinier ? Qu'à t-elle bien pu faire ?


Il m'est impossible de rester spectateur même si je sais que j'en subirai sûrement les conséquences. Les règles sont les règles. Je vais devoir jouer avec l'une d'entre elles. Rentrer dans le rôle que l'on me donne. Toujours. Ou au moins, en avoir l'air un minimum...


Sans réfléchir, je m'élance alors vers eux, invoquant une autorité que je ne suis même pas certain de posséder en tant que simple psychiatre dans cet établissement.

— Lâchez-la immédiatement !


Ma voix résonne dans la pièce avec une fermeté surprenante au vu de mon jeune âge apparent.

Le cuisinier, un homme rond et rubicond dont la peau luit à la lumière orangée suspendue au-dessus de la cuisinière, se retourne avec une lenteur calculée. Je peux lire dans ses yeux une faible reconnaissance mêlée à de la défiance et de la surprise, mais son emprise sur Euphrosyne se relâche.


— Cette vermine subit simplement ce qu'elle mérite, grogne-t-il, gardant pourtant le silence sur la façon avec laquelle il avait traité la pauvre fille.

J'ignore si c'est la peur ou le respect qui le retient de continuer son intimidation.

— Elle a faim, réponds-je en avançant d'un pas assuré, désireux de voir l'emprise du cuisinier disparaitre rapidement.


Je n'ai qu'une envie, la prendre dans mes bras et la rassurer. Mais je ne peux pas encore. Il faut que l'on pense que je réponds aux exigences du poste de Sainte-Marguerite.

— Elle est punie. Madame Marie l'a interdite de nourriture, elle n'avait qu'à pas voler !

— Ne pensez-vous pas que sa peine a été assez sévère ? Qu'elle a duré suffisamment longtemps ? Avez-vous vraiment besoin de l'alourdir en ajoutant vos propres sanctions ?


Il roula des yeux vers Euphrosyne, puis vers le morceau de pain bien entamé présent à ses pieds.

— Elle n'avait qu'à attendre demain ! Grogne-t-il.

— Demain peut être une éternité lorsque l'on a faim, répliqué-je avec calme.


Je me penche vers Euphrosyne pour l'aider à se relever, conscient que le comportement distant du cuisinier était plus causé par la stupeur que par la compassion.

— Elle est de mon ressort, je la punirai moi-même, puisque telle semble être votre préoccupation, je lui intime, le ton ferme.  Après tout c'est moi son psychiatre, continué-je d'un ton ferme.


Rose lève alors son regard vers moi. La déception que j'y lis alors me noue le ventre. En une seule phrase, je viens de détruire les espoirs qu'elle avait en moi, je le vois, et cela me peine énormément. Qu'Éris finisse dans le champ des châtiments pour me faire mentir ainsi !

— J'espère qu'elle aura ce qu'elle mérite ! Que je ne la revois plus traîner dans ma cuisine ! reprend le cuisinier sans vergogne.

— Ne vous inquiétez pas de cela, je m'en occupe.


Sans autre choix que d'acquiescer, grognant comme un ours à qui on aurait volé son miel, il capitule embarrassé et quitte la pièce.

Je suis enfin seul avec Euphrosyne. Elle tremble, non seulement de peur, peut-être de froid, mais plus sûrement à cause de la douleur et du choc de la scène qu'elle vient de vivre. J'aurais tellement aimé faire subir à cet homme la douleur qu'il prend tant de plaisir à infliger aux autres. Voir l'état de Rose me rend malade. Mais je suis soulagé d'avoir réussi à garder le contrôle sur moi. Je ramène avec douceur l'une des mèches blondes de Rosy derrière son oreille.

— Je vais t'aider, murmuré-je.

Mais alors que je lui tends la main, elle recule subitement.

— Rose... Pardonne-moi... Je ne le pensais pas, je voulais juste l'éloigner de toi... Je ne te ferai jamais de mal, tu comprends ? Dis-je les larmes aux yeux de percevoir ainsi son rejet.


Mais elle chancelle subitement et je me précipite pour la stabiliser. Elle s'appuie contre moi, mais ses jambes lâchent une seconde fois.

— Tiens bon, murmuré-je alors que je la rattrape in extremis, la prenant dans mes bras. Fais-moi confiance, accroche-toi.

Son visage reste choqué, ses yeux sont hagards pourtant je crois saisir une lueur reconnaissante dans son regard, tandis que je la porte jusqu'à sa chambre.

— Je vais te soigner, lui dis-je avec douceur, cela ne peut pas attendre demain.

Alors que nous traversons le couloir sombre et que j'emprunte l'escalier menant à sa chambre, je sens son rythme cardiaque rapide contre ma poitrine. Je suis déterminé à la protéger. Je sens que cette expérience horrible, mais commune, nous a rapproché, et qu'une nouvelle compréhension est née. Et elle ne s'effacera pas avec l'aube. Une promesse silencieuse nous enveloppe : "Je veillerai sur toi".

La malédiction d'Euphrosyne et Apollon [Romantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant