18. Un souvenir ?

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Point de vue d'Euphrosyne


Παίζων ἤ... *


C'est alors que tout s'enchaîne très vite. Trop vite. Thalie se penche vers moi, la brosse toujours à la main. Son collier s'échappe alors de son décolleté. Je me fige instantanément. Ce symbole. C'est celui que je dessine depuis des années. Mon souffle devient court. Fugace, un visage m'apparaît puis deux. Comme un souvenir. Des rires. Des cris. Et tout semble s'estomper, la réalité refaisant surface. Mes yeux fixent toujours le pendentif, incapable de s'en détacher. Ma main se meut alors sans que j'en aie pleinement conscience, en direction de son reflet dans le miroir. Une partie de moi enregistre que Thalie s'est figée et m'observe avec des yeux ronds. Apollon, auparavant avachie, est penché, un air médusé et attentif sur le visage. Le silence s'est installé. La jeune femme repousse ses boucles épaisses et le décroche afin de le faire pendre devant moi. D'une main tremblante, je caresse le métal froid. Nos yeux se rencontrent alors dans le miroir. Le temps parait se suspendre.


Je me sens soudain comme transportée. La chambre disparaît, Apollon et Thalie également. Le silence est à présent rompu par le chant des oiseaux dans les arbres. Par le gargouillis d'un ruisseau non loin. L'odeur de renfermé par celle des fleurs. Une odeur de rose sent particulièrement bon. Je suis dehors. Une chaumière se dresse dans ce paysage magique, digne d'un conte de fée. Je suis ici, sans y être pleinement. Je sais aussi, sans savoir comment, que depuis ce matin, la maisonnée résonne de la cacophonie de nos jeux et de nos chamailleries. Ma vision se précise, et je me sens courir, tentant d'attraper deux petites filles. Je sens mon souffle et mon rythme cardiaque s'accélérer. Je souris, l'adrénaline de la course parcourant mes veines. Je vais enfin réussir à atteindre la fillette aux boucles rousses. Plus que quelques pas. Quand brusquement, je me stoppe, manquant de peu de tomber à l'eau, battant des bras pour me stabiliser. Avec un sourire malicieux et insolent, je la vois me faire signe, au milieu de la rivière.


— Thalie, tu sais que nous n'avons pas le droit d'entrer dans l'eau. Maman nous l'a interdit, dis-je en regardant autour de moi de peur qu'elle arrive. Ce n'est pas du jeu ! Continué-je, agacée et inquiète.

— Tu vois bien qu'elle n'est pas là ! Et tu ne pourras jamais récupérer ça, tu es bien trop docile ! Insiste-t-elle en sortant une pierre nacrée de sa poche et en l'agitant dans tous les sens, le soleil se répercutant sur sa surface polie par le temps.


Soudain, je fouille mes poches. Rien. Elle me l'a volé ! Et je ne m'en suis même pas aperçu !

— Rends-la-moi ! C'est injuste, Thalie ! C'est la plus belle pierre que j'ai jamais vue ! C'est moi qui l'ai trouvé ! Tu n'as pas le droit de la prendre ! M'écrié-je, les yeux embués de larmes, un fort sentiment d'injustice me serrant le cœur.


Je me surprends alors à m'avancer dans l'eau glacée. Je tente de la récupérer, mouillant au passage tout le bas de ma robe.

— Ce n'est qu'un caillou, Euphrosyne ! Grandit un peu ! S'amuse Thalie en esquivant mes tentatives pour récupérer mon trésor.


Aglaé, assise au bord de la source un livre entre les mains, le repose, et tente de s'interposer un air sérieux sur le visage :

— Thalie, tu vois bien que cette pierre est importante pour notre sœur. Tu es plus âgée, soit un peu raisonnable et pense à ce qu'elle ressent avant de penser à ton plaisir personnel comme tu le fais sans cesse.


Mais Thalie, emportée par sa fougue, refuse en secouant la tête un sourire provocant aux lèvres.

— Je l'ai trouvé par terre, elle est donc à moi à présent.


C'est alors que surgit Églé, aussi fluide et gracieuse que le cours d'eau qu'elle protège. Sa venue apaise instantanément les esprits échauffés de ses filles.

— Mes enfants, quel est donc ce tumulte que j'entends depuis la maison ? Et vous deux, que faites-vous ainsi dans la rivière ? Il me semble pourtant avoir été clair ? S'enquit-elle, avec autorité.


Je baisse la tête. Mes joues sont rougies par les larmes et par la honte d'avoir été surprise dans le lieu interdit. Je pointe alors de façon accusatrice ma sœur.

— La discorde entre sœurs, c'est comme la vase au fond de la rivière ; elle trouble l'eau claire de l'amour familial, prononce ma mère avec sagesse.


Elle s'agenouille devant nous, nos yeux captivés par sa présence rayonnante, et tend la main en direction de Thalie. Cette dernière, simplement pour montrer son mécontentement, prend tout son temps pour lui remettre l'objet de la discorde. Le regard de ma mère devient sévère, et finalement, en soupirant, l'enfant finit par poser la pierre ronde dans la paume de sa main. Enfin, Églé referme ses doigts dessus. Une douce lumière émane alors de l'intérieur de sa main. Sous nos yeux subjugués, la pierre nacrée s'est à présent transformé en trois pendentifs en argent, éclatant sous les rayons orangés de la fin du jour. Chacun possédant une teinte spécifique.


— À chaque querelle, souvenez-vous de ceci : même si chaque pierre est taillée différemment, elles sont toutes issues de la même source. Comme vous, mes filles, faites parties de moi. Vous êtes uniques, mais liées pour toujours par le fil de l'eau que je nourris.


Elle se tourne alors vers nous, et nous remet un pendentif spécialement choisi pour chacune d'entre nous. Ils sont le reflet de notre essence même. Je reçois donc celui teinté de rose et de violet, dont les teintes douces sont propices aux rêveries. Thalie, quant à elle, se pare de vibrantes teintes marron et grenats, aussi chaudes et flamboyantes que son caractère. Enfin, Aglaé se voit attribuer celui aux teintes vert d'eau et bleuté, très clair et insondable comme ses pensées.


Nous sommes toutes trois fières de nos colliers, et surtout très touchées par ce que nous venons de comprendre. Nous nous enlaçons, sous les yeux pleins de fierté de notre maman, la querelle déjà oubliée. La nuit tombe doucement sur notre chaumière, toujours baignée par le son mélodieux de l'eau courant autour d'elle, mais sans le bruit de nos cachotteries. En tout cas, au moins jusqu'à demain matin...


*En s'amusant... Première partie d'une phrase d'un disciple de Socrate indiquant la pédagogie de ce dernier.

La malédiction d'Euphrosyne et Apollon [Romantasy]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant