Bianca : Un rendez-vous inopportun

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Je suis encore en train de dormir quand mon frère débarque dans ma chambre en plein milieu de la nuit. Avec la discrétion d'un éléphant dans un magasin de porcelaine, il appuie sur l'interrupteur et la lumière intense semble me brûler les paupières.
- T'es fou ? je demande à Nico quand mes yeux se sont habitués à la soudaine clarté.
- Fou de terreur, répond-t-il avec un étrange sourire nerveux.
Mon attention est immédiatement captée. Nico n'est pas du genre à admettre aussi facilement ses sentiments, et surtout quand il a peur. On doit vraiment être dans une situation de crise.
- Qu'est-ce que tu as fait ? je le presse, alarmée.
Je me redresse dans mon lit sans prêter attention à mes yeux bouffis de sommeil et au sac de nœuds qui me sert de chevelure tandis qu'il s'installe à côté de moi, se préparant pour une longue tirade au beau milieu de la nuit. Rien de plus normal chez nous. Après tout ce qu'on a vécu ces dernières semaines, il n'y a plus rien que je ne considère "d'anormal".
- Je les ai tous, explique Nico en tapotant un doigt sur sa tête.
Je comprends d'emblée à quel élément il fait référence, grâce à son geste très imagé.
- Raconte moi tout en détail, j'exige.
Il s'exécute, et j'analyse chacune des ses paroles, en prenant le recul nécessaire pour me dire "Waouh. Il est pas en train de me lire un roman de fiction, là. C'est vraiment ma vie". A la fin de son récit, sachant que je dois avoir exactement la même réaction que mon frère quand je lui ai fait le topo spécial Deviltown, je souffle :
- Et bah ça alors.
J'ai donc vécu ces événements, subi ces traumatismes. Pourtant, j'ai l'impression qu'ils appartiennent à une autre personne, qui n'est pas moi. Ce n'est pas un syndrôme de stress post-traumatique, non. C'est juste que... Je me sens tellement éloignée de la Bianca enfant, qui n'est pourtant pas si loin chronologiquement parlant. C'est comme si nous étions deux. Je n'arrive pas à croire que ces deux personnes, ces deux vies différentes ne font qu'une.
- Et maintenant, on va devoir se venger de notre méchant père, affirme Nico avec détermination. Je peux te dire que je vais le faire payer.
Sur ce coup-là, je ne suis pas vraiment avec lui. Nico a vu ces souvenirs. Il les a revécus. Tandis que moi, j'apparais comme un cheveux sur la soupe, me rattachant à une histoire qui ne me parle même pas. Bien sûr que je me souviens d'Hadès et Maria, vaguement. Mais j'aimerais juste mettre ces réminiscences en pause, pour reprendre ma vie comme si de rien n'était. Mais, pour faire bonne figure, je cogne mon poing contre celui de mon frère en promettant :
- Quand on le retrouvera, on lui fera sa fête, à ce connard.
Et ensuite, je pourrais enfin accéder au luxe d'avoir une vie normale.

Ces derniers temps sont paisibles pour moi, et chargés pour Nico. Tandis que je m'accommode à l'absence de trou béant dans ma mémoire, en tentant de conjuguer mes nouveaux souvenirs (auxquels j'évite de penser) avec ma vie ordinaire, mon frère semble obsédé par l'idée de retrouver Hadès. Vu le mal que se donne Nico pour lui remettre la main dessus, j'en déduis que notre cher père a décidé de s'effacer du circuit. Nico en est désespéré, mais j'en suis plutôt satisfaite. Si je pouvais nous éviter des ennuis avec un ancien tuteur violent, ça m'irait très bien. Le problème, c'est que mon frère n'est pas comme moi. Lui, il est têtu comme une mule. Parfois, ça peut être vu comme une qualité, mais croyez-moi, quand on vit avec un individu aussi obstiné, ça peut rapidement devenir une pure et authentique tare. Encore pire, il est rancunier. Et quand je parle d'un Nico rancunier, je veux dire qu'il ne se stoppera pas dans sa traque d'Hadès avant de lui avoir fait subir au moins la moitié de ce qu'il nous a fait endurer. Personnellement, je préférerais que mon frère abandonne. Je n'ai aucune envie de revoir notre père, et pas le moindre désir de faire de Nico un meurtrier. Je ne le connais que trop bien. J'essaye donc de profiter de la sensation agréable d'être à la fois entière et vivante, en espérant que Hadès ait tout simplement disparu.
Je ne pouvais pas espérer de meilleure façon. On dit que l'espoir fait vivre, non ? Et bien, franchement, je ne suis pas d'accord. L'espoir peut pour moi constituer la plus dangereuse des armes, aussi douloureuse et dangereuse qu'une bombe à retardement. Ce jour-là, après avoir parlé avec mon amie Lavinia, ou plutôt l'avoir écouté déblatérer sur au moins une centaine de faits et d'anecdotes splendides sur sa nouvelle petite amie, la fameuse Ortie, je quitte ma salle de classe avec le vague désir de traîner un peu au parc. Devinez qui j'y croise ? Nico et Will sont blottis l'un contre l'autre sur un banc, en observant attentivement une nouvelle comédie romantique spéciale Lester Papadopoulos. Je connais le futur acteur de théâtre par Will, car je sais que les deux étaient meilleurs amis. Je trouve Lester plutôt amusant, avec ses trois mille deux cent cinquante rencards par semaine, et sa manière de communiquer par hyperboles, pièces de théâtre ou haïkus. Les deux amoureux semblent s'amuser en le regardant faire sa comédie, aussi je décide de les laisser tranquille et de me promener un peu plus loin dans le parc. Après une longue journée de cours, tout le monde a besoin d'un peu d'air. À peine je me pose sur un banc que je réalise qu'il est déjà pris. Je m'apprête à m'excuser et à m'enfuir quand j'identifie le SDF que je vois souvent traîner dans la ville, en ce moment. Dans un second temps, celui-ci bien plus terrifiant, je reconnais mon père.
Oh. Hadès semble avoir bien changé. Dans mes souvenirs récemment acquis, il se montrait comme un homme soigné et élégant, en forme. Cette apparence n'est plus. Sa barbe broussailleuse lui mange presque l'intégralité du visage, ses cheveux ont blanchi, et ses yeux, dont je me souviens qu'ils étaient confiants et sévères, sont maintenant aussi froids et vides que l'entrée d'un tunnel. Il semblerait presque... mort. On se demande bien comment je l'ai reconnu. Ne sachant pas très bien comment réagir, je reste plantée là comme une idiote. Il saisit mon poignet, et je lève ma main libre dans un geste menaçant pour me protéger. En réalité, je suis terrifiée. Pas seulement par lui et par son apparence. Plutôt par les actes qu'il a commis dans le passé, et les crimes qu'il pourrait encore perpétrer. Il serre mon poignet si fort qu'il en devient d'un blanc aussi maladif que son teint, et je ne cherche pas à me dégager. Pour une fois, je me sens sans défense. Il se penche vers moi pour me murmurer :
- Je t'ai enfin retrouvée, Bianca...
L'entente de mon nom dans sa bouche me fait frissonner. Je tremble encore plus lorsqu'il poursuit :
- Rejoins-moi demain soir à ce même endroit. Il n'y aura personne, et nous pourrons régler nos comptes. Et amène ton petit frère !
Sur ces mots, il me relâche et s'en va sans un dernier regard, me laissant seule avec mon angoisse et un poignet martyrisé.

Je suis terrorisée. Non, je suis frappée. Non, je sais. Je suis furieuse. C'est la rage qui m'envahit. La rage contre ce seul homme, qui se permet de déshonorer sa famille de la pire des façons, en la maltraitant, en la tuant... Je hais plus que tout cet individu, ou plutôt cette créature, car je serais bien incapable de considérer le monstre qu'il demeure comme un être humain. Après nous avoir pris notre vie, notre mère, et tout ce que nous pouvions posséder, il réapparaît pile au moment où je commence à me reconstruire. Il pense être capable de nous refaire du mal, à Nico, à moi, où à n'importe quel membre de cette foutue planète ? Et bien, il se trompe lourdement. Sur le moment, dans le feu de l'action, je suis prête à le supprimer. Tentant de recouvrir mon calme, pour réfléchir plus sainement, je décide que j'ai besoin de faire le point avec Rachel. J'aurais besoin d'elle à mes côtés pour surmonter cette épreuve, et ça fait trop longtemps que je lui cache ce qu'elle aurait dû savoir depuis toujours.

- Alors comme ça, ton salaud de père veut t'envoyer encore une fois croupir dans le trou de la damnation, résume mon amie rousse, pensive, une chips à la main.
Comme d'habitude, nous sommes dans sa chambre-atelier, et je viens de lui confier mes plus noirs secrets.
- C'est tout ? je m'étonne. Tu es pas plus surprise que ça, quand je te parle de Deviltown, de résurrection, et du pire père du monde qui se pointe comme une fleur dans le champ de bataille qu'est ma vie ?
Rachel se lèche les doigts consciencieusement avant de répondre :
- Je peux comprendre que Deviltown est un paradis créé par et pour les enfants en détresse. Pour ton histoire de revenir à la vie, j'ai laissé tomber la logique depuis longtemps. Tout ce que j'ai à dire, c'est que ton père est un vrai connard.
J'éclate de rire, et je me sens soudain plus légère. Qu'est ce que ça fait du bien, une touche d'humour !
- Merci Rachel, je réponds avec tendresse à l'égard de ma meilleure amie. Tu as vraiment le chic pour comprendre n'importe quel phénomène. Bon, maintenant je vais devoir te laisser, avant de m'impliquer encore plus dans cette histoire.
- Qui a décidé que je ne t'accompagnerais pas au rendez-vous ! rétorque-t-elle.
Avant même que je n'ai le temps d'ouvrir la bouche pour protester, elle dame le pion :
- De toute façon, tu t'es embourbée dans cette galère jusqu'au cou. Et je ne compte pas te laisser ramer seule. Et j'ai envie de voir jusqu'où ça va te mener;
Je réfléchis un instant, et m'apprête à lui expliquer à quelle point mon expédition de demain soir pourrait se révéler dangereuse, mais mon côté égoïste l'emporte.
- D'accord, tu peux venir. Mais c'est seulement parce que tu es ma meilleure amie. Et il n'y a pas intérêt à ce que tu te fasses la plus petite des égratignures !
- Chef, oui chef !

Je rentre à la maison le soir venu. Je dois avoir une discussion avec Nico. Au lieu de lui parler d'ex petit ami infidèle, je vais devoir l'informer sur notre père. Et je sais que ce que je vais lui imposer ne va pas lui plaire.
- C'est absolument hors de question ! s'obstine Nico cinq minutes plus tard.
Nous sommes dans sa chambre, chez Daniel et Anna, comme si notre père n'avait jamais existé. Pourtant, il est le sujet principal de notre discussion.
- Et moi je déclare que c'est hors de question que tu viennes à ce rendez-vous ! C'est trop dangereux !
- Mais il a dit qu'il voulait que je vienne !
- Pour mieux te tuer, oui ! Alors maintenant, tu obéis, et tu me laisses régler cette histoire comme une grande sœur majeure !
En réalité, je n'ai aucune idée de comment je vais boucler la boucle. Mais je sais qu'il faut absolument que j'empêche Nico de faire une connerie, comme se ruer à ce rendez-vous pour se faire tuer, ou pire encore, commettre un crime qui le poursuivra toute sa vie.
- Mais c'est moi qui ai eu ces visions, réplique-t-il. Je dois être présent pour rencontrer notre père !
- Non, c'est non. J'y vais, tu restes là sagement pendant que je trouve une solution.
- Mais il n'y a pas de solution ! s'emporte Nico.
- Peut-être bien que oui, je réponds, presque les larmes aux yeux.
Furieux, mon frère bondit sur ses pieds, et quelques secondes plus tard, j'entends la porte de sa chambre claquer violemment, puis celle de la maison. Découragée, je m'affale par terre. Il finira bien par revenir et par être enfin raisonnable, je tente de me persuader. Moi, en attendant, il faut que je trouve un moyen de me débarrasser de Hadès. Si nous en venons jusqu'aux mains, et peut-être même jusqu'au duel à mort, j'en prendrais la responsabilité.

Bianca in Deviltown Où les histoires vivent. Découvrez maintenant