Bianca : Pieds légers et bouche impulsive

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C'est inconsciemment que je m'arrête devant le perron de ma maison. Pendant toute ma marche, mon cerveau s'est totalement déconnecté, comme si j'étais une âme en peine. Je peux alors remercier mes pieds qui ont fait leur travail et bougé par eux-mêmes pour ne pas me laisser en plan dans le parc comme une idiote. Je fixe un instant la porte tandis que le sang semble à nouveau monter à mon cerveau, puis me décide enfin à sortir mes clés pour les insérer dans la serrure. La poignée est froide et ferme sous mes doigts, et cette sensation me rappelle que je suis vivante. Du moins en théorie, pour l'instant. Je pousse le battant et pénètre enfin dans la maison, vide. Daniel et Anna doit être partis faire des courses, où ils apprécient leur premier et meilleur tête-à-tête du week-end sans adolescents insupportables dans un restaurant indien. Ou un truc du genre, j'imagine. L'intérieur de l'habitation est sombre et me met mal à l'aise. Le silence est assourdissant. Je n'ai pas envie de me retrouver toute seule maintenant, pas après que Lizzie, ma seule et unique camarade de Deviltown m'ait abandonnée. J'ai l'impression qu'un fantôme pourrait débarquer et m'enlever dans son monde des morts, et que personne ne saurait ce qui me serait arrivé. Je claque la porte et m'en vais à grand pas, sans vraiment savoir où je vais. Je réalise soudain que c'est l'illustration parfaite de toute ma vie.

Sans raison particulière, je suis conduite par moi-même jusqu'au parc d'attraction de la ville. Pourquoi ici ? vous allez me demander. Et bien, parce que j'y entretiens de beaux souvenirs de famille, et que ça me rassure de voir des gens. La foule, l'idée d'observer les gens s'amuser comblent un instant ma solitude. J'ai peur de me retrouver toute seule dans cette ville, sans Lizzie. Je serais la seule qui ne se sent pas à sa place ! Quelle horreur. À cette simple pensée, je cache mon visage dans mes genoux ramenés contre ma poitrine, et entoure ma tête de mes bras. Cette position me réconforte un peu. J'ai le vague sentiment que j'aurais beau me retrouver dans n'importe quel monde, je finirais toujours par réussir à rejoindre le mien grâce à cette simple position.
Les gens m'ignorent, trop perdus et grisés par le plaisir d'être dans ce lieu, et je le leur rend bien. Je ne sais pas si une seconde ou une journée est passée quand quelqu'un pose sa main sur mon épaule. Je sursaute et m'écarte d'un bond, si c'est possible en étant assise. Si, si, je vous jure, j'ai vraiment bondi.
Je me détends quand je reconnais Nico. Mon frère a les cheveux ébouriffés et l'air essoufflé, comme s'il avait couru pour venir me chercher.
- Je t'ai cherchée partout ! il s'écrit.
Je me souviens avec culpabilité de l'empressement avec lequel j'ai quitté la maison des Solace. J'ai été égoïste. Je me suis concentrée sur Lizzie, et je n'ai pas pensé une seule seconde à Nico et Will, que j'ai abandonné. C'était censé être un repas de famille, et j'ai tout gâché. Je perçois la colère dans les yeux de Nico. Bravo Bianca ! En plus de Lizzie qui ne veut plus jamais te parler, ton frère va s'y mettre aussi !
Le regard noir de ce dernier s'adoucit quand il reconnaît ma position. Il sait que je prends cette posture uniquement quand je suis stressée et que j'ai besoin de me relaxer. Il soupire, puis me saisit par la manche en marmonnant :
- Viens. On rentre à la maison.
Je le laisse m'y trainer. Je ressens plus que tout la poigne douce mais ferme de ses doigts autour de mon poignet. Le trajet se passe sans un mot de notre part à tout les deux. Il affiche une expression de profonde détermination, et peut-être un peu de colère. Ses sourcils sont froncés et ses iris plus sombres que d'habitude. Je sais que quand on arrivera à la maison, ça va chauffer pour moi... Je ne veux jamais y arriver. J'ai trop peur de le perdre. Tout est en train de se défaire dans ma vie en ce moment. D'abord, j'apprends que je ce que je croyais avoir par évidence ne m'appartient même pas : ma vie. Ensuite, je retrouve mon amie de Deviltown, tout ça pour qu'elle m'échappe à nouveau ! Je pourrais très bien perdre mon frère aujourd'hui... Ça ne m'étonnerait même pas. Mais ça me terrifie. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui. Nous sommes ensemble, même si je suis morte. J'ai déjà perdu la vie. Je ne peux pas perdre mon univers, mon tout.
Nico s'arrête enfin devant la porte, et je réalise que j'ai gaspillé ma dernière chance de m'enfuir en courant avec des réflexions existentielles. C'est tout moi, ça... Je le regarde bêtement sortir ses clés pour ensuite les tourner frénétiquement dans la serrure. Puis il m'entraîne dans sa chambre et me fait m'asseoir sur son lit. Il ferme la porte et revient vers moi, les mains sur les hanches et un air plus froid que jamais sur le visage. On peut dire que je commence à paniquer. Je n'ai aucun moyen d'anticiper ce qu'il va dire, ou faire. Il ne serait pas capable de me renier pour un simple dîner, si ? Est-ce qu'il veut qu'on coupe les ponts ? Mais la seule chose qu'il brise, c'est finalement les pensées qui se forment à toute allure dans mon cerveau.
- Cette fois, tu vas me dire une bonne fois pour toute ce qui te tracasse.
Je soupire. Ça y est, c'est l'heure du fameux grand interrogatoire. Je tente de détourner le sujet.
- Tu es en colère parce que je n'étais pas à tes côtés pour faire bonne impression devant les parents de Will ?
Il me fixe avec une expression blasée, puis se rapproche doucement de moi, comme un rapace visant sa proie. C'est sûr, il ne me laissera pas tranquille tant qu'il n'aura pas obtenu de réponses à ses questions. Je suis fichue.
- Ça ? il réplique. Nan, je m'en fiche. C'est pas ça qui m'intéresse. Je veux savoir ce qui se passe entre toi et Lizzie et surtout ce qui t'arrive ces derniers temps pour que tu soit tout le temps dans la lune ! Ça a commencé ce fameux soir où tu es rentrée en pleurs... Je t'ai proposé de parler mais tu m'as ignoré ! Je ne te reconnais plus Bianca ! Qu'est-ce que tu as fait de ma sœur !
Je vois quelques larmes couler sur ses joues, et ses poings se serrent d'eux-mêmes. Cette vision me fend et me réchauffe simultanément le cœur. Nico est une personne plutôt calme ; il n'est pas du genre à se mettre dans tout ses états, même pour un sujet qui lui tient à cœur. Mais cette petite crise montre à quel point il tient à moi. Et le plus beau dans tout ça est de savoir que c'est réciproque.
Il s'essuie doucement les joues puis les tapote comme pour se ressaisir. Quand il retrouve un minimum d'assurance, il s'installe près de moi sur son propre matelas et me regarde droit dans les yeux. J'y distingue du sérieux, de la gravité, et aussi une once de peur. Une vague d'affection pour mon petit frère m'envahit. J'ai envie de pleurer sur son épaule et de lui raconter tous les détails de mon existence de ces dernières dernières semaines. Au lieu de quoi, il entre dans la conversation comme un gladiateur le ferait dans une arène en posant la première question.
- Lizzie ne te harcèle pas, non ?
Je ne voulais pas rire. Pourtant, un drôle de petit rire tremblant et involontaire m'échappe, sûrement causé par la tension qui redescend dans mon organisme. Mon frère me fixe, mi-perplexe, mi-anxieux. Des larmes l'hilarité se forment au coin de mes yeux tandis que je bafouille, presque à plat ventre sur la moquette :
- Pardon, pardon. C'est juste que tu es tellement à côté de la plaque !
Il fait la moue, l'air amusé et vexé à la fois. Je lui tapote l'épaule, amusée, tandis qu'il s'accroupit près de moi sur le sol. Pas vraiment le contexte idéal pour de grandes révélations, je vous l'accorde. Mais je me sens prête. Je sais bien qu'il faut que je lui en parle un jour ou un autre. Et ce jour, c'est maintenant. Je prends une profonde inspiration tandis qu'il semble attendre, attentif.
- Depuis quelques mois, j'ai commencé à rêver d'une ville.
Je vois ses sourcils se froncer à nouveau, mais il ne fait aucun commentaire. Pour l'instant, du moins. J'enchaîne sur une description du pays, jusqu'à ce qu'il pousse une exclamation de compréhension.
- Je le connais ! Moi aussi je le vois en rêve, mais je peux seulement profiter du paysage...
Ensuite, il plisse les yeux et sa main, qui jusque là décrivait des moulinets dans les airs, s'arrête sur son menton dans une posture songeuse.
- Mais je crois qu'un élément m'échappe... Je fais d'autres choses dans ce pays bizarre. Mais quand je me réveille, je ne me rappelle que de ses couleurs.
Je prends cette fois une dernière inspiration tremblante. Je sais que je vais briser tous ses espoirs. Rien que l'idée d'apprendre que lui aussi est arrivé à Deviltown me terrifie. Alors comme ça, on est tous les deux des fantômes... Comme on dit, telle sœur, tel frère hein ? J'ai envie de pleurer rien qu'à l'idée de voir mon frère mourir aussi jeune. Mais ma bouche exceptionnellement impulsive prend le dessus, et je lui déballe tout. Mon arrivée à Deviltown, ma découverte de la ville, mes moments d'égarement et d'errance aussi bien mentaux que physiques, ma double rencontre avec Lizzie... Pendant mon récit, Nico hoche la tête avec une intense concentration et ouvre des yeux grands comme des soucoupes. Quand j'ai enfin terminé, je l'examine, guettant sa réaction. Est-ce qu'il va s'enfuir, comme Lizzie ? Ou bien me prendre pour une folle ? Dans ce cas, j'aurais réussi à anéantir une relation qui m'est nécessaire depuis la nuit des temps en quelques mots. Mais il se contente d'émettre un sifflement ébahi.
- Et bah ça alors.
Je le fixe, soufflée.
- Tu me crois ?
Il esquisse un sourire douloureux mais complice.
- Bien sûr que oui. T'es ma sœur depuis toujours. T'as d'autres questions stupides comme ça ?
Je secoue la tête tandis que les larmes me viennent tout naturellement. Je pose alors ma tête sur son épaule. C'est le geste qui me paraît le plus spontané sur le moment.
- Il va me falloir du temps pour enregistrer l'info, et pour m'y habituer, déclare mon frère en décalant sa tête pour qu'elle repose sur la mienne.
- Ouais, bien sûr. Je comprends.
Je souris. Enfin quelqu'un qui ne me prend pas pour une folle hystérique. J'ai préféré me taire, ne pas trop parler des maux qui m'assaillaient ces derniers temps à cause de cette peur ci précisément. Ça fait du bien d'avoir quelqu'un à ses côtés, pour une fois.
Nico gigote contre moi.
- Tu te rappelle quand on s'est promis d'être ensemble jusqu'à la mort ? demande t-il.
Évidemment que je m'en souviens ! Le souvenir est aussi clair dans mon esprit que de l'eau de roche. C'est l'un des seuls que j'ai de mon enfance. Je me remémore que nous venions d'être recueillis par Anna et Daniel, et que nous étions paniqués à l'idée de les décevoir et qu'ils nous abandonnent. Mais tout s'est très bien déroulé pour une fois, et c'est de cette façon que nous formons maintenant une famille aussi chaleureuse et soudée.
- Tu avais rectifié cette promesse en "ensemble jusqu'à la fin", je cite, le sourire aux lèvres.
Il serre nos petits doigts ensemble, comme à l'époque.
- On est tous les deux plus morts que vifs, et pourtant on ne s'est jamais abandonnés, hein Bianca ?
Son ton est désespéré, et les larmes brillent dans ses yeux. Cette vue me brise le cœur, et je retiens mes larmes à moi aussi pour montrer l'exemple et le réconforter. Il réalise enfin l'intégralité de la réalité de Deviltown. Je me dois d'être une bonne grande sœur et de le soutenir. J'ai déjà vécu ça, je peux être forte pour deux. Je le serre dans mes bras, et cette étreinte me rappelle étrangement celle de Lizzie, à Deviltown.
- Je suis là.
Tandis qu'il sanglote sur mon épaule, j'encaisse pour lui le contrecoup de la nouvelle et du chagrin. Peu importe à quel point cette épreuve est ou se montrera insoutenable, j'ai l'impression d'avoir redécouvert mon frère. Je sais que nous allons devoir nous mettre en quête de notre passé, lui et moi, pour ainsi faire notre choix final. Mais pour l'instant, je le laisse se lamenter de son sort, de sa vie et de sa mort qui sont si difficiles. Tout ça, je le partage avec lui, car ces sentiments, je les ai ressenti quelques semaines plus tôt, au moment de ma réalisation. Je les contiens encore en moi, pas si profondément enfouis que ça. Et pour la première fois depuis des mois, je ne me sens plus seule.

Bianca in Deviltown Où les histoires vivent. Découvrez maintenant