Bianca : Fantomatiques amnésies

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La silhouette se rapproche dangereusement. Je suis tellement surprise de trouver des habitants dans ce lieu que je pensais être une ville fantôme ! Que dois-je faire ? Partir en courant ? Tenter d'engager la conversation ? Je ne sais même pas si cette personne est hostile ou non. Je ne sais même pas si c'est un vrai être humain. Cette réflexion me frappe comme une gifle et me terrifie.
Avant même que je puisse prendre une décision, la silhouette s'approche à toute vitesse jusqu'à se tenir devant moi. Je la détaille immédiatement, soucieuse de trouver soi un nouvel ami, soit un nouvel ennemi. C'est une fille qui semble avoir à peu près 11 ans. Elle a un teint de porcelaine et de longs cheveux blonds qui ont du jadis être soyeux mais sont maintenant négligés. Ses yeux bleus semblent fatigués et vitreux. Elle porte une longue robe blanche et sale. Elle a l'air aussi perdue que moi, et extenuée. Mais quand elle me voit, son regard s'illumine autant que la flamme rouge vif dans la lanterne qu'elle tient. Dans les deux cas, c'est un symbole d'espoir. Soudain, elle me serre dans ses bras. Je ne sais pas comment réagir pendant un moment, puis lui rends son étreinte. Ça fait du bien de ne plus être seule. Puis je réalise que cette fille a peut-être des réponses à mes nombreuses questions. Je l'écarte doucement pour planter mon regard dans le sien, humide de larmes mais aussi brillant de soulagement. Pourquoi un tel soulagement à me voir ? Cet endroit est il si horrible que ça ? Combien de temps est-elle restée enfermée là ? La panique m'envahit et c'est d'une voix tremblante que je formule finalement ma question sous forme de demande. Je m'accroupis pour la supplier.
- S'il te plaît, dis-moi où on est et comment partir d'ici ! J'en peux plus de cet endroit, il va finir par me rendre folle !
Les sanglots de la tristesse et de la peur que je retiens depuis un petit moment explosent sans que je puisse les retenir. Je n'en ai même pas honte. Je me fiche d'avoir honte, de toute façon, sur le moment. Tout ce que je veux, c'est rentrer chez moi. La pensée de ne même pas savoir où est ma maison, ou même si j'en ai une, s'insinue dans mon esprit et augmente encore plus mon chagrin.
Le regard de la fille s'emplit alors de compassion. Elle me prend par le poignet, doucement.
- Je vais te montrer.
Elle m'entraîne avec elle, vers la ville dont la teinte noire semble argentée au clair de lune. Nous y pénétrons, et je sursaute en la voyant peuplée.
Des enfants. Il y a plein d'enfants, partout. Des enfants qui jouent dans les rues, qui se chamaillent joyeusement, qui rient. Ils sont tous habillés de la même façon, comme moi : un pantalon et un chemisier bruns tout simples, qui semblent pourtant être le vestige d'une vie passée. Leurs yeux sont couverts par un voile blanc, mais ils ont l'air heureux. Insouciants de tout, de la cruauté de la vie. De temps et temps, de nouveaux jouets apparaissent : un petit train, une balle en caoutchouc... Je remarque que les vestiges du cheval à bascule que j'ai aperçus plus tôt ont disparu. Comme si la ville s'autonettoyait. Il fait chaud, presque même trop chaud, malgré la nuit. Je comprends enfin pourquoi les habitants de cette étrange ville ne sortent que la nuit. Il faut trop froid pendant la journée.
- Qu'est-ce que c'est ? je demande à ma compagne, qui semble fascinée par le spectacle.
L'expression d'envie sur son visage disparaît quand elle se tourne vers moi, et son regard gagne en gravité.
- Viens. Je vais t'expliquer ça dans un endroit plus calme.
Elle m'attrape cette fois par la manche avec délicatesse, m'entraîne avec elle à travers la rue, slalomant entre les joyeux bambins et pousse la porte d'un manoir (il porte bien son nom. Ma-noir). Elle ferme la porte dans un grand bruit. L'habitation est peu meublée, mais spacieuse. Les murs sont en marbre noir, comme si les enfants qui étaient logés ici étaient des princes et des princesses. Elle est vide. J'en déduis que chaque enfant possède sa propre maison. Mon amie emprunte l'imposant escalier en colimaçon et je l'imite. Nous débouchons sur un long couloir sombre. On dirait qu'il a été conçu comme ça pour pousser les enfants à sortir s'amuser dehors. Ma compagne entre dans la première pièce venue. C'est une chambre. Les murs sont en bois noir, ce qui me semble étrange. Du bois ? Il y a un lit à baldaquin, avec des rideaux aussi noirs que les murs. Les enfants ici sont traités comme des rois, je pense. Elle s'assoit sur le lit et m'invite à en faire autant, puis pose sa lanterne entre nous. Elle dégage une étrange froideur pour une flamme, mais éclaire vivement les lieux. Cela renforce mon hypothèse que tout est inversé ici : les couleurs, les manières, les sensations. Les enfants sortent la nuit, quand il fait chaud, et les flammes rafraîchissent ! Cet endroit est vraiment insensé. Comment les enfants peuvent s'y épanouir ? Je me tourne vers ma compagne pour obtenir des réponses. Après tout, elle semble être la seule à adopter un comportement normal pour un enfant se retrouvant dans un endroit complètement farfelu sans avoir la moindre idée de comment il y est parvenu.
- Bon. Tu veux bien m'expliquer ce qui se passe ici ?
Son regard se voile. Elle semble assaillie d'une infinie tristesse. Elle prend une inspiration tremblante puis répond :
- Ce pays s'appelle Deviltown. Il recueille les enfants traumatisés qui ont eu une mort horrible. Il efface leurs souvenirs et ils peuvent ainsi commencer une sorte de nouvelle vie. C'est une sorte de paradis enfantin. Je crois que la ville se gère toute seule. Elle se nettoie toute seule, recueille et loge les enfants, efface leurs souvenirs...
Je la fixe, choquée. Ça veut dire... que je suis morte ? Que j'ai eu une famille, une vie, peut-être même une maison et que j'ai été tuée d'une manière inimaginable ? Non. NON. En effet, je ne peux pas l'imaginer. Je ne peux pas sortir d'ici. Je suis destinée à faire semblant d'être éternellement heureuse, aux côtés d'enfants traumatisés. Je ravale mes sanglots pour poser la question qui me trotte dans la tête. Mon dernier espoir de partir d'ici.
- Les enfants sont inconscients de tout ça non ? Comment est-ce que tu sais tout ça ?
Elle baisse lentement la tête et je la vois essuyer ses larmes. Je m'apprête à m'excuser quand elle m'interrompt d'un geste de la main.
- C'est bon. Je dois le faire.
Elle prend une grande inspiration et commence.
- C'est le pire aspect de mon séjour ici. Quand on arrive ici, on est censé être automatiquement guidé vers Deviltown. On passe la porte, et on y est.
Je hoche la tête de compréhension. Je ne vois pas vraiment là où elle veut en venir. Elle reprend :
- Je crois que je suis un peu différente. Avant de trouver la porte, j'ai trouvé... autre chose.
Elle se stoppe pour plaquer la main sur sa bouche et retenir ses pleurs. Ses yeux sont pleins de larmes. Je réagis alors de la manière la plus naturelle du monde depuis que je suis ici : je la prends dans mes bras. Je la laisse pleurer et tente de la réconforter. Je ne sais pas quoi dire, mais je me contente d'effectuer d'apaisants mouvements de caresse dans son dos. Il me semble que cette étreinte nous fait du bien à toutes les deux : elle doit se sentir terriblement seule ici, et c'est bien l'action la plus normale que je fais depuis mon arrivée. Puis elle sèche ses larmes et se redresse en position assise sur le lit.
- J'ai vu un énorme cratère. C'était un trou plus noir que le bois d'ici, ajoute t-elle avec un vague geste vers les murs. J'ai été aspirée. Je suis tombée dedans. Quand j'ai heurté le sol, j'ai été assaillie par des souvenirs tout plus horribles les uns que les autres. C'est là que j'ai compris. C'est là que sont placés les souvenirs des enfants. Pour qu'ils vivent en paix dès leur arrivée.
Je ne lui pose pas de questions sur les fameux souvenirs. Je ne veux pas lui remettre de mauvais moments en mémoire.
- J'ai crié. J'ai hurlé de toutes mes forces, et la ville m'a entendue. Pour elle, les seules cris admis ici sont les cris de joie. Quand j'ai vu tous ces enfants heureux, j'ai essayé d'être heureuse aussi. D'oublier. Je ne me souviens pas du tout de l'époque de mon vivant. Je ne connais même pas mon nom ! Mais je me sens différente d'eux. Je ne suis pas à ma place ici. Je n'arrive pas à être heureuse chaque jour comme eux. Je ne suis pas en paix. Mais maintenant tu es là. On est pareilles toi et moi, je l'ai senti dès que je t'ai vue. Ça ne fait pas longtemps que je suis là, mais je sais que je ne suis pas normale. Il y a un problème, mais j'ai senti qu'un jour, quelqu'un viendrait me sauver.
Elle me regarde droit dans les yeux.
- Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais je sais qu'il y a une autre version de moi. Dans le monde des vivants, je veux dire. Et je sais que c'est pareil pour toi. Tu es vivante, comme moi, et la toi qui est vivante croit faire un bon vieux rêve de fiction qui part dans tout les sens. Je n'ai aucun moyen d'entrer en contact avec l'autre moi. Pour être en paix et pour pouvoir choisir entre ce monde et le monde réel, il faut que la Bianca du monde réel me retrouve. Ainsi, nos deux moitiés serons réunies et je pourrais enfin comprendre ce qui m'est arrivé de mon vivant. Je retrouverais mes souvenirs. Et je pourrais choisir. Toi aussi, tu es spéciale. Tu n'as pas ta place ici. Ton destin est plus important. Tu peux changer ta vie. Et même ta mort.
Je suis complètement perdue. Je n'ai compris qu'une seule chose. Ma mission. Elle se penche vers moi pour me la répéter.
- Retrouve-moi, Bianca !

Bianca in Deviltown Où les histoires vivent. Découvrez maintenant