Chapitre 21 - Isaac

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Je repose ma tasse sur la table après avoir bu une longue gorgée de café, écoutant d'une oreille distraite ce qu'il se dit autour de moi. Je hoche la tête lorsque Lana l'attend, je ris aux blagues détournées d'Adri quand il ne parvient plus à les retenir, et je souris à Eleanora dès qu'elle pose son regard émeraude sur mon visage.

Je m'enivre de ce climat de sérénité que j'ai recherché toute ma vie, et qu'il m'aura fallu attendre vingt-cinq ans. Je profite pour une fois d'être un simple spectateur du bonheur que les trois personnes assises à côté de moi suffisent à créer, et qui se multiplie à l'idée de les savoir tous réunis.

Mes retrouvailles avec ma sœur et mon meilleur ami se sont aussi bien passées que je l'avais imaginé. Elles étaient même meilleures que ce que j'espérais, puisque la réalité offre une preuve tangible de l'amour que nul rêve ne saurait égaler. Lana et Adrian m'avaient manqué, tous les deux à hauteur égale mais pour des raisons différentes. Lana est le genre de sœur qui vous montre ce que le mot famille signifie, dans son sens le plus loyal. Et Adri est le genre de meilleur ami qui vous prouve que si la famille ne se choisit pas, certaines exceptions parviennent à contourner la règle. Ils sont les constantes de ma vie, et je me réjouis de savoir qu'Eleanora en est redevenue une aujourd'hui. Ils se sont acceptés en une étreinte, tous les trois.

Bien qu'il ait fallu quelques secondes à Eleanora pour se rappeler de leur venue.

Un sourire m'échappe quand je me remémore l'expression terrifiée que ma copine a adopté lorsque Lana l'a abordée. Je n'imaginais pas leur rencontre ainsi, et en même temps, je ne pouvais l'imaginer autrement.

La prudence de ma Nora apprivoisant pour la première fois l'énergie solaire de ma Lana.

Alors que je les dévisage l'une après l'autre, un air béat sur le visage, Adrian attire mon attention par sa fausse mine enjouée. Je n'y avais pas vraiment prêté attention plus tôt, trop occupé que j'étais à renier toute forme de souffrance, mais il est clair que mon ami ne vit pas la meilleure heure de son existence. Et je me demande bien pourquoi.

Après m'être assuré que chaque tasse avait été vidée, je me lève pour débarrasser la table et offrir un prétexte à Adri de s'extirper du salon. Il comprend le message, et à mon soulagement, il m'emboîte le pas vers la cuisine dont il prend soin de refermer silencieusement la porte. Ce geste m'inquiète plus que ne l'aurait fait n'importe quel mot. Je range le lait dans le frigo, puis je me tourne pour lui faire face. Il prend appui sur le plan de travail, et regarde obstinément le plafond. Ces quelques secondes de silence plutôt surprenantes me donnent le loisir de le détailler davantage. Des cernes maquillent ses yeux, et ses mains serrées sur le rebord du meuble ne parviennent pas à en cacher les tremblements. Lorsque la pression semble trop forte pour lui, il change de position et commence à jouer avec la bague de fiançailles accrochée à son doigt. Et quand, enfin, il trouve le courage de poser ses yeux sur moi, je comprends la nature du problème.

— Comment va Lana ?

Je scrute attentivement son visage, prêt à recueillir toutes les informations qu'il acceptera de me confier. Qu'elles soient oralisées ou à jamais tues.

— Ça va, ment-il d'une voix mal assurée. Elle fait encore des cauchemars, mais elle préfère assumer des réveils matinaux que de me dire la vérité.

Un sentiment désagréable refait surface au fond de ma poitrine. Je tente de le repousser avant qu'il ne grignote trop de terrain. Je n'ai pas le droit de laisser les traumatismes du passé prendre le dessus aujourd'hui. Pas alors que ma grande sœur a besoin de moi. Pas alors que notre connard de père est enfermé, loin de nous...

— Qu'est-ce qui l'a trahi ? marmonné-je en passant une main sur mon visage, dans une tentative réussie de remettre de l'ordre dans mes idées.

— Lorsqu'on se réveille tous les matins à trois heures, ça devient une insomnie, assène Adrian en tirant une chaise vers lui pour s'asseoir et se prendre la tête entre les mains. Quand j'essaie d'évoquer le sujet avec elle, elle fond en larmes et seule ta mère parvient à la calmer. J'ignore encore tout ce qu'il s'est passé cette semaine-là, mais une chose est sûre, si ton enfoiré de père se fait la malle, je lui tire moi-même une balle dans la tête.

Un sourire triste se grave sur mes lèvres.

— Je te dégoterai un pistolet au cas où, lui promets-je en me rapprochant pour lui serrer l'épaule.

— Isaac, je ne déconne pas, lâche-t-il entre ses dents serrées.

— Moi non plus. J'ai toutes les raisons du monde de vouloir le tuer.

Parce que, contrairement à toi, je sais ce qu'il a fait subir à ma sœur. Ce qu'il aurait pu faire subir à Eleanora, si je ne l'avais pas tenue éloignée de ma vie il y a cinq ans. Adrian le sait. Il relève vers moi un regard peu amène, qu'il ne m'avait jamais réservé.

— Et tu refuses encore de me le dire ? se brusque-t-il alors que je m'assois à ses côtés pour tenter de le calmer. Même si c'est pour son bien ?

— Te balancer les horreurs qu'il lui a faites ne serait ni pour son bien à elle, ni pour ton bien à toi. Lana n'a pas besoin de se sentir trahie par son frère et par son copain par la même occasion ; elle a confiance en nous deux et les choses doivent rester ainsi. Elle te parlera quand elle sera prête. Et tu entendras ce qu'elle a à dire quand tu seras prêt, toi aussi.

— Je le suis déjà.

Je lui adresse un regard désolé. Les cauchemars qui hantent toutes les nuits ma sœur ne m'ont pas quitté non plus. Quand il connaîtra la vérité, il plongera tête la première dans l'enfer de notre enfance, et il n'en sortira pas indemne.

— Tu ne le seras jamais.

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