8. En plein doute

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Thomas émerge du véhicule, mains levées, comme un otage qu'on tiendrait en joue.

– Quand Lacourt a annoncé que tu viendrais auditer la société, que l'avenir de STL dépendrait de toi, j'ai paniqué. C'est vrai que j'ai parlé à Hana, mais à personne d'autre. Surtout pas à Lacourt.

Adam se remet en marche. Dans son dos, Thomas crie :

– C'est comme une sœur pour moi ! Tu peux lui faire confiance, elle dira jamais rien !

Bas dans le ciel, le soleil étire les ombres. Des champs et des arbres à perte de vue, STL est vraiment plantée au milieu de nulle part. L'hiver, on entend les fusils des chasseurs, mais au printemps, tout est tranquille. Les oiseaux s'en donnent à cœur joie. Adam entend une portière claquer, une voiture qui démarre. Bientôt, elle roule au pas, à ses côtés.

– Tu ne vas pas rentrer chez toi à pied, dit Thomas à travers la fenêtre ouverte. Laisse-moi au moins te ramener.

– Je vais faire du stop, répond Adam sur un coup de tête.

Par ici, il risque fort de tomber sur un salarié de STL. Le directeur stratégique qui lève le pouce au bord de la route, ça ferait une autre bonne histoire à raconter demain, à la pause café. Maintenant que la colère d'Adam est retombée, sa lucidité revient.

– Monte, s'il te plaît, dit Thomas.

Adam fait le tour du véhicule, s'installe sur le siège passager. À ses pieds, il a la surprise de trouver sa mallette, où sont rangées ses clés.

– Tu étais parti sans, murmure Thomas.

– Ça n'a pas d'importance.

La décision d'Adam est prise. Il jette l'éponge. Parmi ses collègues, il en connaît au moins deux qui se battront pour prendre sa place. Sa mère sera déçue de le voir repartir aussi vite, mais il lui expliquera qu'on ne se bat pas contre le passé.

– Prends mon téléphone, dit soudain Thomas.

– Pardon ?

– Mon téléphone. Prends-le.

Adam baisse les yeux. Dans le vide-poche central, il voit le smartphone d'un noir brillant.

– Vas-y, insiste Thomas. 2326 pour le déverrouiller.

Adam s'exécute. En fond d'écran, deux gosses sourient de toutes leurs dents. Un garçon de cinq ou six ans et une fille un peu plus jeune, aux joues rouges et rondes. Bizarre de comprendre comme ça, d'un coup, que Thomas a fait sa vie, qu'il a fondé une famille. Adam relève les yeux, examine son profil, l'angle de sa mâchoire. Le smartphone lui picote le bout des doigts. Il attend la suite des instructions.

– Va dans mes messages.

Il hésite. C'est privé, les messages. Il n'aimerait pas que quelqu'un lise les siens. Lui n'aurait jamais confié son code personnel. À personne et à Thomas moins qu'à quiconque.

– Vas-y, je t'ai dit. Cherche Loïc.

Parmi les fils de conversation, Adam voit celui dudit Loïc. Juste en dessous, le dernier message envoyé s'affiche. Un mot, deux lettres, « ok ».

– Tu lis ? demande Thomas.

– Non, je...

– Vas-y.

Presque malgré lui, Adam clique sur le fil.

Ma femme est en déplacement. Tu peux passer ? Amène des capotes

   Ok

Adam manque d'en lâcher le téléphone. Il le jette plus qu'il ne le repose dans le vide-poche. Le visage tourné vers la fenêtre, il contemple le mot « capote » imprimé sur ses rétines.

– J'efface tous ses messages au fur et à mesure, dit Thomas. Lui aussi. On veut pas que ça se sache, à peu près pour les mêmes raisons.

Adam ne répond rien. Il a oublié STL, Lacourt, les salariés et les rumeurs. Même sa décision de rentrer à Paris lui est sortie de l'esprit. Il sait ce qu'il a lu, mais il n'y croit pas. C'est impossible.

– Tu peux faire une capture d'écran et te l'envoyer. Ça me dérange pas.

Adam cligne des yeux, sort de sa torpeur.

– Pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ?

– Pour avoir une preuve. C'est de ça dont tu as peur, non ? Que ça reparte comme au lycée ? Que je te pourrisse la vie ?

À travers la fenêtre, toujours des champs, toujours des arbres, toujours le soleil descendant vers la ligne d'horizon. Rien n'a changé, le monde continue de tourner, et pourtant.

– Ça va pas recommencer, reprend Thomas. Parce que tu sais un truc sur moi que personne sait et que personne doit jamais savoir.

Il regarde droit devant lui. Ses mains sont crispées sur le volant, mais la voiture file avec une parfaite fluidité. Adam se demande comment il fait. C'est rare qu'il tombe sur un aussi bon conducteur. Il ferme les yeux et essaie de faire le point, mais les mots de cet homme, ce Loïc, l'empêchent de réfléchir. Il se demande si c'est pour ce soir, si Thomas va vraiment sonner chez ce type avec des capotes dans la poche. C'est fou, absurde.

– Ça dure depuis quand ? demande-t-il enfin.

– Six mois.

– Pas avec lui. Avec les mecs, en général.

– Tu veux dire la première fois ? J'étais en BTS.

– Juste après le lycée, murmure Adam.

– Ouais, je sais.

Le silence s'installe, prend toute la place entre eux. La campagne s'estompe, les maisons se multiplient. La voiture traverse quelques villages, de plus en plus gros, puis la petite ville, enfin. Thomas se gare au pied de l'immeuble et se tourne vers Adam.

– Tu veux bien que je vienne te chercher demain ? Je serai à l'heure, cette fois.

– Je vais rentrer à Paris, répond Adam. Le groupe enverra quelqu'un faire l'audit à ma place.

– Fais pas ça, murmure Thomas.

– Je dirai que j'ai un problème familial, que ça ne peut pas attendre.

– Si t'es venu jusqu'ici, c'est que tu le voulais, ce job. Qu'est-ce qui a changé ?

Toi, a envie de répondre Adam, mais il ne dit rien.

– T'as pas à avoir honte, reprend Thomas. Tout ce qui s'est passé, c'était pas de ta faute, c'était de la mienne.

– Je sais.

– Pourquoi partir alors ?

Adam se tait. C'est étrange, mais lui-même ne sait plus quoi répondre à cette question.

– Écoute, si je pouvais démissionner, je le ferai, dit Thomas. C'est juste que je peux pas me le permettre. Ce travail, c'est la seule chose qui me tient la tête hors de l'eau. T'as qu'à dire à Lacourt que tu veux plus avoir affaire à moi. Je te jure que je disparaîtrai de ta vue.

– Je croyais que ça te causerait des ennuis.

– T'inquiète pas pour ça. Je gérerai.

La mère d'Adam prétend que la nuit porte conseil. Ce genre de phrase toute faite l'horripile, mais ce soir, il a envie de l'écouter. Juste pour voir.

– Sois là demain, soupire-t-il. À sept heures trente.

– Tu restes ?

– Je ne sais pas encore.

Chez lui, il retire son costume, enfile un jean et un sweat confortables et ouvre le frigo à la recherche d'une canette de coca. D'habitude, il essaie de se limiter à une par jour, mais là, il en a besoin. Il la sirote à petites gorgées, dans son canapé quand son portable vibre. Pas le perso, le pro. Adam a envie de l'ignorer, mais sa conscience professionnelle reprend le dessus. C'est peut-être une urgence. Il ne connaît pas le numéro qui s'affiche sur l'écran, mais il comprend aussitôt à qui il appartient.

Thomas.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant