6. Sur le devant de la scène

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Thomas rouvre les yeux en entendant le bruit de la fermeture centralisée. Il tire sur la poignée, la portière s'ouvre. Adam est en train de ranger son téléphone et ses écouteurs dans sa poche. Thomas lui tend le gobelet avant de mettre à l'abri. De l'eau goutte de ses cheveux. Seuls ses pieds sont encore au sec. Il a envie de poser sa tête contre le volant et de ne plus bouger.

– Il y a plus de pluie que de café là-dedans, dit Adam en examinant le contenu du gobelet.

– Monsieur veut que j'aille lui en chercher un autre ?

– Monsieur veut surtout aller travailler.

La voiture quitte la station, s'insère dans la circulation. Plus ils approchent de STL, plus le rythme cardiaque de Thomas augmente.

– C'était Lacourt que t'avais au téléphone ? ose-t-il demander.

– Non, répond Adam. C'était Thibault. Thibault Vareille.

Il faut quelques secondes à Thomas pour le remettre.

– Sans rire ? Vous êtes toujours en contact ?

– C'est mon meilleur ami.

Thomas fouille dans sa mémoire. Il se souvient de Thibault. Un mec avec lequel il s'était pris la tête quelques fois, parce qu'il défendait Adam.

– Je me rappelle pas que vous étiez si potes que ça.

– On ne l'était pas. De toutes les façons, ça ne te regarde pas.

Thomas n'insiste pas. Il pense à cette réunion du comité de direction, à Lacourt, à ce qu'il va prendre. Son réveil a sonné à quatre heures du matin. Une demi-heure plus tard, il aidait à charger un camion sur une plateforme logistique à côté de chez lui. Cinquante euros les deux heures de travail payées au black, trois fois par semaine. Ça lui laisse juste le temps de rentrer chez lui prendre une douche, se raser et boire un café, mais il s'est posé deux minutes sur le canapé et s'est endormi. Pile le jour où il devait conduire Adam à ce putain de comité.

Quand la voiture se gare enfin sur le parking, il est dix heures moins le quart.

– Écoute, Adam...

– Je ne dirai rien à Lacourt.

– Hein ?

– Il m'a appelé avant que tu arrives. Je lui ai dit que j'avais une urgence, que j'arrivais dès que possible.

Thomas a du mal à intégrer l'information.

– Merci, murmure-t-il enfin.

– Ne me remercie pas. C'est la première et dernière fois que je te couvre.

Adam quitte la voiture et traverse le parking d'un pas vif, abrité sous son parapluie. Le comité de direction se lève à son arrivée. Adam fait le tour en souriant, serre toutes les mains.

– Désolé pour le retard. J'espère que vous avez commencé sans moi.

***

À midi, Adam regagne son bureau, plutôt satisfait de la réunion. La première chose qu'il voit en entrant dans la pièce, c'est la bibliothèque. Dix centimètres plus à droite, exactement comme il l'a demandé. Les anciens trous de fixation ont été enduits. Le travail est propre, lisse. Un coup de peinture et il n'y paraîtra plus.

– Le résultat te plaît ? demande quelqu'un dans son dos.

Thomas se tient dans l'encadrement de la porte. Adam acquiesce.

– T'es sûr ? ajoute Thomas. Parce que je me disais qu'elle serait mieux un peu plus à gauche. Pas de beaucoup, tu vois. Genre dix centimètres.

Adam se mord les lèvres pour ne pas rire, rit quand même et se le reproche aussitôt. Pour reprendre contenance, il s'installe à son bureau et déballe ses affaires.

– Tu ne t'es pas changé, remarque-t-il.

Les vêtements de Thomas sont encore humides, surtout aux extrémités.

– Si je me souviens bien, tu t'étais pas changé non plus.

Adam s'immobilise. Il se rappelle les mains qui l'empoignent. Ils s'y mettent à trois pour le pousser sous la douche. Encore et encore. Jusqu'à ce qu'il se résigne à attendre que ça s'arrête, la tête levée vers le jet. Enfin seul, il avait essoré ses vêtements et trimballé sa carcasse glacée de salle de classe en salle de classe. Que Thomas s'en souvienne le console un peu, même s'il ne saurait dire pourquoi.

***

Au self, Thomas avale un morceau avec les copains de la production. Il aperçoit Adam, plongé dans une discussion sérieuse avec Lacourt, le DRH et la directrice financière. Il passe le plus loin possible de leur table, puis perd son temps à classer une tonne de documents dans la bibliothèque d'Adam. Le pot organisé pour célébrer son arrivée lui offre une pause bienvenue. Il arrive parmi les derniers, la salle est comble. Lacourt a fait monter une estrade, un technicien règle le micro. Thomas repère ses collègues, ils l'accueillent avec des claques dans le dos. Déjà, le volume sonore baisse, jusqu'à s'éteindre.

Lacourt et Adam entrent en scène. Le premier se lance dans un discours aussi chiant qu'interminable, où il est question de travailler plus et mieux, pour STL et pour le groupe. L'attention de Thomas s'égare. Il regarde Adam, essaie de revoir à travers lui l'adolescent qu'il a harcelé. Physiquement, il a peu changé. Sombre de peau, de regard, d'allure. Le même air sérieux. Jusqu'en terminale, il plaisait beaucoup aux filles. Un bon élève, discret, sportif, assez populaire. Gentil en plus. Avec quelque chose qui retenait l'attention, dans son sourire ou ses yeux, les deux peut-être. Puis Thomas lui avait dessiné une cible rouge au milieu du front et il n'avait plus été le même.

Lacourt lâche enfin le micro. Adam prend le relais. Il sourit. Il n'a pas peur. Thomas le devine à son regard et ça le rassure de voir que la graine qu'il a plantée n'a pas pris, qu'elle n'a pas tout détruit. La voix s'élève, grave, posée, vivante. Adam n'a pas de notes, il parle à tous comme s'il parlait à chacun et les mots de Lacourt paraissent encore plus creux et vides de sens, parce que ceux d'Adam disent le contraire.

– Je n'attends de vous ni un « investissement redoublé » ni que vous soyez des « modèles de performance ». L'intégration au sein du groupe est une opportunité pour l'entreprise STL, mais soyons clairs : c'est le problème du comité de direction, pas le vôtre.

Rien qu'à voir la tête de Lacourt, Thomas a envie de se marrer. Autour de lui, les gens boivent les paroles d'Adam avec délectation. Des semaines qu'on les bassine avec ce grand directeur stratégique, qu'on les menace du pire si quoi que ce soit lui déplaît, qu'on les écrase de consignes impossibles à respecter. Et voilà qu'il fait un discours public pour dire au grand chef que c'est à lui de se serrer les miches.

– Laissez-moi insister sur ce point : ce n'est ni votre poste, ni votre salaire qui est en jeu, mais uniquement la vitesse à laquelle STL va être amenée à se développer. Et croyez-en mon expérience : ça change beaucoup de choses pour Monsieur Lacourt, pratiquement rien pour vous. Sur ces paroles, je vais enfin vous laisser accéder au buffet. Bonne dégustation à tous !

Le discours d'Adam a duré trois minutes et déclenche un tonnerre d'applaudissements. Thomas frappe dans ses mains aussi fort que les autres. Que STL intègre le groupe ou pas, sa situation personnelle n'a aucune chance de s'améliorer, mais il se sent bizarrement heureux. Peut-être parce que Lacourt a pris une vilaine couleur grisâtre. Ou parce que sur l'estrade, Adam rayonne.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant