Look, if you had one shot, or one opportunity
To seize everything you ever wanted, in one moment
Would you capture it, or just let it slip?
Adam ferme les yeux, un frisson parcourt sa nuque. Tant d'années après, Lose Yourself lui procure toujours le même effet. Il raconte le collégien qu'il était, cette chanson qu'il connaissait par cœur et qu'il chantait tout le temps. Seul chez lui, écouteurs dans les oreilles, le volume poussé au maximum, il déclamait les paroles comme s'il était sur la scène de l'Olympia. Il avait l'impression de toucher la perfection du doigt, s'imaginait déjà une carrière à l'international. Ça fait rire Thomas et son rire se mêle à la musique et Adam, les yeux toujours clos, frissonne de plus belle.
– Ma mère avait un vieux dictaphone, explique-t-il. Elle s'en servait pour enregistrer les réunions dont elle devait rédiger les comptes-rendus.
D'autres mots montent à sa bouche, une autre histoire qu'il aimerait raconter. Celle de cette mère célibataire qui lui a tout sacrifié. Une secrétaire à temps partiel, payée au SMIC, qui se remettait au travail dès qu'il était au lit et qui passait des heures à taper des comptes-rendus de réunions inutiles. Ces mots-là, il les ravale. Parler de Lose Yourself est moins intime, et plus prudent.
– Elle l'avait oublié sur la table et je m'en suis servi pour m'enregistrer.
– A capella ?
– On peut dire ça. Avec mon walkman, j'avais vraiment l'impression de suivre le rythme. Limite la meilleure prestation de ma vie. Mais quand j'ai écouté l'enregistrement, il n'y avait plus que ma voix.
– Ça devait pas être si catastrophique que ça, dit Thomas.
Son sourire en coin le trahit : il espère que ça l'était et ça l'amuse beaucoup.
– C'était un massacre, confirme Adam. Un ado qui mue, qui beugle et qui souffle dans le micro. Je n'ai même pas pu écouter jusqu'à la fin.
Thomas rit, encore. Adam rouvre les yeux, risque un regard dans sa direction. L'angle de sa mâchoire, le grain de beauté si près de l'oreille, la fossette que son sourire creuse sur sa joue. Adam se détourne, regarde la route droit devant lui.
– Je donnerai n'importe quoi pour entendre cet enregistrement, dit Thomas avec un soupir d'envie.
– Tu n'aurais même pas reconnu la chanson. Je surestimais mon anglais, les paroles étaient méconnaissables.
Thomas hésite, mais ne résiste pas à la tentation.
– Tu le parlais très bien au téléphone, hier. Si je te connaissais pas, j'aurais pu croire que t'es né là-bas.
– J'ai vécu aux Etats-Unis pendant deux ans.
– Pour le boulot ?
– Pour mes études.
Thomas le sait, bien sûr, mais il fait l'innocent, joue le rôle de celui qui ignore tout : le départ pour New York et les deux années de MBA, Master of Business Administration précise inutilement Adam. Thomas écoute, pose des questions sur sa vie là-bas. La curiosité le pousse un peu plus loin sur le chemin du mensonge par omission.
– Ça a dû coûter une blinde, murmure-t-il, l'air de rien.
– J'ai eu une bourse, répond Adam qui, lui non plus, ne dit pas toute la vérité.
Thomas n'insiste pas. Le restaurant est en vue, il ralentit, gare la voiture sur le parking. La playlist a continué de défiler. Il revient en arrière, relance Lose Yourself et sourit.
– Tu me fais une démo ? demande-t-il alors que la voix d'Eminem jaillit des enceintes.
– Dans tes rêves, répond Adam en claquant la portière.
***
Si Jérôme est surpris de voir Thomas, il a l'élégance de le cacher. Le serveur ajoute un couvert, distribue les menus. Le repas se passe moins mal qu'on aurait pu le penser. La nourriture est divine, le service impeccable et la conversation animée. Ce que Thomas apprécie le plus, c'est la compagnie d'Adam. Sa discussion, ses plaisanteries, sa capacité à rebondir quel que soit le sujet sans jamais monopoliser la conversation, ni être ennuyant. Franck Dumas n'entre pas tout de suite dans le vif du sujet. Le moment n'est pas encore venu de parler affaires, il garde ça pour le dessert. En attendant, il prépare le terrain et pose des questions anodines. S'il interroge aussi Thomas, c'est par amitié.
– Et comment va ta femme ? demande-t-il, sans savoir qu'il met les pieds dans le plat.
Jérôme avale de travers et tousse dans sa serviette.
– Bien, aux dernières nouvelles, répond tranquillement Thomas. Mais Jérôme est mieux placé que moi pour répondre à ta question. Il est avec Laure, maintenant.
Difficile de dire qui est le plus gêné. Pas Adam bien sûr : il observe la scène en dégustant son verre de Bordeaux. Jérôme a pris la même couleur que le vin et Dumas bégaye.
– Je... Je l'ignorais.
– Moi aussi, dit Thomas, pince sans rire. Ça a été une sacrée surprise, si tu veux tout savoir.
Un ange passe, puis Franck Dumas trouve le courage de rebondir sur un sujet moins sensible.
– Et tes enfants ?
***
Avant le café, Thomas s'éclipse pour fumer une cigarette.
– J'essaie d'arrêter, murmure-t-il quand Adam le rejoint.
Ils s'adossent contre le mur du restaurant, l'un à côté de l'autre, et restent un moment sans rien dire. La soirée a été productive. Dumas a fini par évoquer un chantier en région parisienne. Il aura besoin d'une dizaine de machines et du double d'installateurs, puis de quelques gars pour assurer la maintenance pendant les dix mois que dureront le chantier. Malgré sa situation pour le moins inconfortable, Jérôme a su gérer la discussion et positionner l'entreprise de son père au premier plan. De quoi faire presque oublier ses mains tremblantes et ses joues écarlates de honte.
– Tu ne l'as pas raté, dit soudain Adam.
Thomas hausse les épaules.
– Lui non plus, il m'a pas raté. Il vit avec Laure et avec mes enfants, il promène mon chien... Tu voudrais quoi ? Que je lui fasse des courbettes ?
– Tu as un chien ?
– J'avais. Styx, un boxer. Il bouge beaucoup, il a besoin d'une maison, d'un grand jardin. Moi, je vis en appartement maintenant. Et puis les enfants l'adorent.
Adam intègre les informations. Il a envie de dire qu'il est désolé, mais ce n'est pas ça qui remontera le moral à Thomas.
– Les choses vont s'arranger, dit-il à la place.
– Qu'est-ce que t'en sais ?
– J'ai été au fond du trou, moi aussi. Au cas où tu l'aurais oublié.
Thomas secoue la tête et Adam poursuit :
– Il faut tenir le coup jusqu'à ce que ça aille mieux. Ça a marché pour moi et ça marchera pour toi aussi.
Thomas a envie d'y croire, mais ça va faire deux ans que sa vie s'écroule sous ses yeux et il a beau se battre et se débattre, il n'arrive pas à en sauver les morceaux. Il regarde Adam. La lumière du restaurant se reflète dans ses yeux noirs, éclaire son visage sérieux, souligne ses lèvres pleines. Comme souvent en sa présence, Thomas a envie de baisser les armes.
– Toi, tu méritais de t'en sortir. Pas sûr qu'on puisse en dire autant de moi. Des fois...
Il marque une pause, reprend son souffle et lâche :
– Des fois, je me dis que tout ça, c'est ma punition.
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Une petite histoire de vengeance
RomanceLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...