11. Têtus

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À quinze heures, Adam se rend dans le bureau de Lacourt et y trouve Thomas. Assis, coudes sur les genoux et mains croisées, il lui rappelle l'adolescent qu'il a été, maintes fois convoqué dans le bureau du proviseur. Il a envie de le secouer, de lui mettre des claques et d'autres choses, moins avouables. Qu'il implore mon pardon et supplie pour mon aide, songe Adam avec une délectation coupable. Dommage que Thomas lui refuse ce plaisir.

– Monsieur Bathily ! s'écrie Lacourt comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des semaines et non au déjeuner. Asseyez-vous, je vous en prie !

Adam était déjà de mauvaise humeur et cette mise en scène ne réussit qu'à l'agacer un peu plus.

– Thomas est là pour vous apporter un appui en comptabilité ? De ce que j'ai vu la dernière fois, ça ne pourra pas vous faire de mal.

Lacourt laisse échapper un éclat de rire trop aigu.

– Mais pas du tout ! Je réfléchis à son avenir chez nous et votre avis me serait précieux.

– Désolé, mais je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile.

– Discutons-en. Je suis sûr que...

– Faites vite, coupe Adam. Je crois que nous avons des sujets autrement plus importants à aborder.

Il pose sa mallette sur la table de travail et commence à en sortir ses affaires avec des gestes brusques. Lacourt a perdu de sa superbe et quand il parle, sa voix manque cruellement d'assurance.

– Pour tout vous dire, Thomas traverse une mauvaise passe. Je l'ai embauché pour le dépanner, mais je n'ai pas tant de travail que ça à lui confier.

– Vous auriez dû y réfléchir avant, cingle Adam.

– Évidemment... Je pensais que vous consentiriez peut-être à ce qu'il vous accompagne sur nos autres sites. Vous aurez besoin d'un chauffeur.

– Je tiens à faire les longs trajets en train, pour des raisons écologiques.

Adam ne prétend pas être un grand défenseur de l'environnement : il travaille pour un groupe qui gagne beaucoup d'argent en détruisant la planète - et qui dépense quelques millions pour faire croire qu'il s'en soucie. Bref, le monde court à la catastrophe et Adam court avec les autres, parce qu'il ne voit pas trop quoi faire d'autre. Il n'a pas fait cinq ans de droit et un MBA aux Etats-Unis pour acheter un terrain en Corrèze, vivre dans une tiny house et s'essayer à la permaculture.

– Mais sur place... insiste Lacourt. Il vous faudra bien une voiture, pour vos déplacements.

– Je ne vais pas emmener Thomas avec moi à l'autre bout de la France pour qu'il conduise une à deux heures par jour. Un peu de sérieux, voyons.

Lacourt rouvre la bouche, mais Adam ne veut pas entendre un mot de plus.

– Passons à votre résultat net et aux mesures à prendre pour qu'il augmente.

D'un signe de la main, Lacourt fait signe à Thomas de partir. Adam le regarde quitter la pièce sans un mot et refermer la porte sans un bruit.

***

De retour dans son bureau, Adam se laisse tomber sur sa chaise et ferme les yeux. Il a mal au crâne. L'entrevue avec Lacourt a tourné court. Plus une séance de torture qu'une réunion de travail, et ça n'annonce rien de bon pour la venue de l'expert-comptable, demain matin. Adam hésite, pèse le pour et le contre et se décide à passer un coup de téléphone. On lui répond dès la première sonnerie.

– Un problème, Monsieur Bathily ?

– Pas encore. Je pense que vous devriez être présent demain, Monsieur Lacourt. Votre père aura besoin de votre aide.

Ce point réglé, Adam parcourt ses mails, essaie de répondre aux plus urgents. Il a du mal à se concentrer. La faute à Thomas, encore. Ce n'est plus seulement cette histoire d'homme marié qui le trouble, bien qu'elle occupe toujours une place de choix dans son esprit. D'autres questions reviennent sans cesse le harceler. Entre Thomas et Lacourt, tout a l'air si tordu. Une relation perverse. J'aurais peut-être dû... songe Adam, avant de repousser cette pensée. Il ne s'est pas plaint de Thomas, n'a rien dit qui puisse lui nuire. À sa place, d'autres auraient saisi l'occasion de le faire virer. Je n'ai rien à me reprocher, songe Adam. Lui ne peut pas en dire autant.

Mais voilà, la petite complainte de la culpabilité n'est pas si facile à faire taire. Qu'est-ce que ça me coûtait de dire un mot en sa faveur ? s'interroge Adam. Et tout de suite après : qu'est-ce que ça lui coûtait, à lui, de me dire qu'il était désolé ? L'ordinateur se met en veille, Adam ne le remarque même pas. Il fixe la bibliothèque comme si elle était responsable de tous ses soucis. Sur le mur, l'emplacement des anciens trous de fixation est encore visible, en attente d'une couche de peinture. Soudain, la curiosité d'Adam l'emporte. Il secoue la souris pour rallumer sur ordinateur, saisit son mot de passe et cherche parmi les dossiers celui de la masse salariale de STL. Dans la longue liste de noms, il repère celui de Thomas, double-clique.

Un contrat de travail. Deux bulletins de salaire. Un dossier administratif.

Adam ouvre le premier document. C'est un contrat tout ce qu'il y a de plus classique. Il s'apprête à le refermer quand un chiffre lui saute aux yeux. Le salaire de Thomas avoisine les 3 500 euros. Une erreur, forcément. Mais les bulletins de salaire confirment qu'il touche une rémunération de cadre plus que d'ouvrier. Dans le dossier administratif, entre la pièce d'identité et le permis de conduire, Adam déniche une attestation, rédigée à la main et scannée.

Je soussigné, Thomas Delbarre, reconnais :

- avoir copié le système de filtration breveté appartenant à la société STL ;

- l'avoir vendu en mon nom propre et au nom de ma société à de multiples clients particuliers du carnet d'adresses STL ;

- avoir tenté de vendre mon propre appareil équipé dudit système de filtration à divers clients particuliers et professionnels du carnet d'adresses STL.

Fait ce jour pour valoir ce que de droit.

Le document, signé à la main, date de février. En deux clics, Adam le vérifie : le même jour, Thomas signait son CDI.

***

Adam retrouve Thomas sur le parking. Adossé contre la voiture de service, il fume une cigarette. Adam le dépasse sans un mot, ouvre la portière, s'assoit sur le siège passager.

– Vous êtes aussi têtus l'un que l'autre, dit une voix féminine dans son dos.

Hana est assise sur la banquette arrière. Adam se demande comment il a fait pour la rater. Peut-être est-il encore plus préoccupé qu'il ne l'imagine. Il a relu l'attestation à peu près cinquante fois, la connaît si bien qu'il pourrait la réciter à l'envers. Il s'efforce de la chasser de son esprit et grimace un sourire.

– Il n'a pas voulu s'excuser, c'est ça ? demande Hana.

– C'est ça.

– Je lui ai remonté les bretelles.

– Et maintenant, c'est à mon tour ?

– Je n'oserais pas, répond Hana. Et puis, vous en avez moins besoin que lui.

Cette fois, Adam sourit pour de bon. Il ne sait pas ce qu'il lui trouve ou alors ça ne s'explique pas. Le sentiment d'être en phase avec quelqu'un, presque au premier regard. Au deuxième, en l'occurrence. Il soupire, vaincu.

– Dites-lui que c'est encore temps, pour les excuses.

– Dites-lui vous-même.

Elle lui tend un post-it.

– Mon numéro. S'il n'a pas retrouvé la raison d'ici demain matin, envoyez-moi un message. Je m'occuperai de lui.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant