13. Marche arrière

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Jérôme Lacourt a la trentaine, un visage sympathique et une carrure de rugbyman. Il accueille Adam avec un peu moins d'enthousiasme que son père, mais beaucoup plus de sincérité.

– C'est un plaisir, Monsieur Bathily.

Il se tourne ensuite vers Thomas.

– Comment vas-tu ?

– Salut, Jérôme, dit Thomas en serrant la main tendue et en la relâchant aussi vite que possible. Je dois y aller, j'ai du travail. Monsieur Bathily, si vous avez besoin de moi, je serai à l'atelier.

Il s'en va sans un regard en arrière. Adam n'est peut-être pas Sherlock Holmes, mais il est prêt à parier son appartement parisien que ces deux-là se connaissent bien et même très bien. Le fils de Lacourt laisse échapper un soupir.

– C'est la première fois que Thomas vous conduit ? demande-t-il.

– Non, votre père lui a demandé de me servir de chauffeur à mon arrivée. Une crispation durcit le visage de Jérôme.

– Un problème ? demande innocemment Adam.

– Aucun. Je pensais juste que les attributions de Thomas correspondaient mieux à ses compétences.

Adam aurait volontiers prolongé la conversation dans l'espoir d'en apprendre plus, mais Jérôme le questionne sur la semaine qu'il vient de passer et ses premières impressions sur STL. Difficile, dans ces conditions, de parler de Thomas. La réunion avec l'expert-comptable se passe mieux qu'Adam ne l'avait envisagé. Lacourt père est aussi brouillon et confus qu'à l'ordinaire, mais son fils le recadre et rattrape le coup. Assez vite, le problème paraît évident : en comptabilité comme ailleurs, Stéphane Lacourt s'imagine qu'il peut avoir le dernier mot. Son ancienne experte-comptable avait trop de répondant à son goût, alors le cabinet lui a proposé Monsieur Mou-du-genou ici présent, qui n'est pas trop regardant sur certaines dépenses.

– Nous allons remettre ça au carré, assure Jérôme. De mauvaises habitudes ont été prises, mais elles ne remettent pas en cause la sincérité de nos comptes.

– Nous sommes d'accord, approuve Adam. Mais STL n'est plus la petite entreprise de votre grand-père. Ce qui était acceptable dans une PME familiale ne l'est plus et le sera encore moins si vous intégrez le groupe.

Pendant que Lacourt père et fils raccompagnent l'expert-comptable, Adam va remplir son verre à la fontaine à eau. Les bruits d'une conversation retiennent son attention. Dans le couloir, les Lacourt se disputent. Adam reste immobile, son verre à la main, l'oreille tendue.

– Je l'ai vu ce matin, s'agace Jérôme. Il conduisait la voiture de Monsieur Bathily !

– La voiture de STL, corrige son père.

– Ne joue pas sur les mots. La place de Thomas est en production. Là-bas, il peut beaucoup nous apporter.

– Pour qu'il joue au coq au milieu de sa bande ? Non, merci.

Adam doit contenir un sourire. Il n'a pas beaucoup de points communs avec Stéphane Lacourt, mais lui aussi trouve que Thomas a tendance à se pavaner.

– Écoute, papa...

– Non, toi, écoute. C'est à cause de toi s'il travaille ici, mais j'ai ma dose. Si tu tiens tant que ça à lui, prends-le sur ton site.

Jérôme desserre à peine les dents.

– Tu sais que c'est impossible.

– Il reste les sites de Lille et Montpellier.

– À des centaines de kilomètres de ses enfants ? Tu plaisantes ou quoi ?

– Ton site est à trente minutes de chez lui. À toi de voir.

Adam entend des pas dans le couloir et, pour ne pas être surpris en flagrant-délit d'espionnage, sort de sa cachette. En le voyant apparaître au détour du couloir, père et fils se taisent.

– Désolé, dit Adam. Je remplissais mon verre et je n'ai pu m'empêcher d'entendre votre conversation.

Une employée des RH arrive à son tour et les salue poliment. Adam attend qu'elle se soit éloignée pour ajouter :

– Peut-être devrions-nous discuter plus au calme, dans votre bureau.

Les Lacourt s'assoient d'un côté de la table ronde, Adam de l'autre.

– Je suis désolé que vous ayez été témoin de cette scène, Monsieur Bathily, dit Jérôme. Il faut que vous sachiez que le cas de Thomas est un peu... particulier.

– Je compte le licencier, tranche Lacourt. Il n'a que deux mois d'ancienneté, il ne nous coûtera pas cher en indemnités.

Jérôme jauge son père. Aucune chance de le faire changer d'avis, encore moins devant Adam. Il capitule.

– Je vais lui proposer du travail. Mais s'il refuse...

– S'il refuse, c'est la porte.

La voie est sans issue. Adam se rappelle la tête que Thomas a faite en reconnaissant Jérôme, sa froideur en lui serrant la main et il soupire. Il n'est pas le genre d'homme à faire marche arrière et le voilà contraint de prendre un virage à 180°.

– À vrai dire, soupire-t-il, j'aimerais autant que Thomas reste au siège. J'ai réfléchi et vous avez raison : j'ai besoin d'un chauffeur.

Les deux hommes lèvent les yeux vers lui. Si le fils le regarde avec reconnaissance, le père est abasourdi.

– Je ne comprends pas. Hier, vous...

– Je souffre d'un mal des transports assez prononcé, coupe Adam. De la gare jusqu'ici, j'ai dû demander au chauffeur de taxi de s'arrêter deux fois. Avec Thomas, je n'ai jamais eu ce besoin.

– C'est réglé ! dit Jérôme en se levant. Monsieur Bathily, si vous avez un moment dans l'après-midi, j'aimerais beaucoup vous présenter notre dernier projet.

***

Enfin seul dans son bureau, Adam envoie un message à Hana pour lui dire de ne plus s'inquiéter. Cinq minutes plus tard, il reçoit un appel sur son portable pro. Il reconnaît le numéro, hésite et décroche.

– Il paraît que je dois te remercier, dit Thomas.

Adam attend la suite, rien ne vient.

– Je vois que tu es aussi doué pour les remerciements que pour les excuses, dit-il d'un ton mordant.

Il entend Thomas rire et ne peut s'empêcher de sourire.

– Ne te réjouis pas trop, ajoute-t-il. Lacourt veut te changer de site.

Aucune réaction, plus aucun bruit, Adam se demande si la communication n'a pas coupé. Il jette un coup d'œil à son téléphone, voit les secondes défiler, le reporte à son oreille.

– Tu m'entends ?

– Oui.

– Pour l'instant, j'ai demandé à te garder comme chauffeur, mais après...

– Attends, coupe Thomas à voix basse et précipitée, Lacourt arrive, je dois raccrocher. Hé, Adam ?

– Oui ?

– Merci. Je te revaudrai ça.

Après cette conversation, Adam a le plus grand mal à se concentrer. Au moment où il y parvient, il reçoit un message d'Hana.

Merci, merci, merci. Pour les excuses, c'est un crétin, mais je ne vous apprends rien.

Un autre message s'affiche presque aussitôt.

(Je lui ai dit que c'était pas comme ça qu'il allait améliorer son karma !)

Adam fixe son écran, sourit et fait quelque chose qu'il n'a plus fait depuis la fac : il répond avec un smiley mort de rire.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant