3. La bibliothèque

109 8 4
                                    

La compagnie de taxi n'y comprend rien. Monsieur Lacourt a appelé en personne ce matin pour annuler la course. Adam raccroche et jette sa valise dans le coffre. Thomas lui ouvre la portière.

- Si Monsieur veut bien se donner la peine.

- Arrête ça !

- Ce serait plus simple si on pouvait se tutoyer. Juste en privé.

Adam hésite. Aucun de ses plans ne prévoit que Thomas le tutoie, encore moins en privé, mais il n'a pas envie de s'entendre appeler Monsieur sur un ton obséquieux pendant une demi-heure.

- D'accord, soupire-t-il.

Ils s'installent chacun de leur côté, sans se regarder.

- Musique ? demande Thomas.

You know I'm no good envahit l'habitacle. Adam a envie de battre du pied. Dans les taxis, il a le droit aux chaînes d'infos en continu. Toute l'horreur du monde s'abat sur lui pendant qu'il frissonne dans sa chemise trempée de sueur, le cœur au bord des lèvres. Même la compagnie de Thomas lui semble moins désagréable. Le volume de la musique baisse, Thomas s'éclaircit la gorge. Adam lui jette un coup d'œil. Il reconnaît l'angle de sa mâchoire, le grain de beauté sur sa joue, pas très loin de l'oreille. On y est, songe Adam. Il voit venir les excuses maladroites qu'il refusera d'écouter.

- J'ai un service à te demander.

Celle-là, Adam ne s'y attendait pas. Il retient son souffle.

- Lacourt tient à ce que je te serve de chauffeur, poursuit Thomas. Ça m'arrangerait que tu acceptes.

- Ça t'arrangerait ?

- Ouais. Si tu refuses, il va se douter de quelque chose.

Adam se tait. Le silence s'éternise.

- Qu'est-ce que tu en dis ? souffle Thomas.

- J'en dis que tu es sacrément gonflé.

- Tu crois que ça me fait plaisir ? Te conduire à droite à gauche, ça faisait pas partie de mon plan de carrière.

Adam regarde droit devant lui. Il n'espérait rien, mais il est quand même déçu. Thomas insiste :

- Tout ce que t'as à faire, c'est poser tes fesses sur un siège. Que ce soit moi qui conduise ou quelqu'un d'autre, qu'est-ce que ça change ?

La voiture continue de filer sur la route comme sur un ruban de soie. Un mouvement stable, continu, fluide. Adam ne dit rien, précisément parce que Thomas désire qu'il dise quelque chose. Du coin de l'œil, il le voit tourner la tête pour quémander une réponse. Ses doigts tapotent nerveusement le volant. L'air s'épaissit, chaque minute s'étire, STL n'a jamais paru aussi éloignée.

Enfin, le parking. Thomas se gare. Adam a déjà détaché sa ceinture, main sur la poignée.

- Attends.

Cette fois, c'est la bonne, pense Adam. Mais ce ne sont pas des excuses qui franchissent les lèvres de Thomas.

- Quoique tu décides, ne parle pas de moi à Lacourt. C'est tout ce que je te demande.

La main d'Adam se crispe. Ce n'est pas de la colère qu'il ressent, c'est du dégoût. Il sort de la voiture, claque la portière, respire enfin. L'air est très différent de celui de Paris. Les pruniers sauvages, plantés à intervalles réguliers, embaument. Une explosion de fleurs blanches qu'Adam ne voit pas. Il contourne la voiture, vient taper contre le carreau. Thomas abaisse la vitre.

- Moi aussi, il y a longtemps, je t'ai demandé de ne pas parler de quelque chose.

- Tu crois que j'ai oublié ?

- Non, je crois que tu es une pourriture, dit Adam avant de tourner les talons.

Lacourt est en déplacement pour la journée. Il a laissé un numéro pour le joindre, mais Adam préfère lui parler en face à face. Il s'enferme dans son bureau et se laisse tomber sur sa chaise. Les paroles de Thomas tournent en boucle dans son crâne. Il a la désagréable impression d'avoir raté quelque chose. Faute de comprendre quoi, il s'attaque au dernier rapport de performance de STL. De discrets coups toqués à la porte rompent sa concentration. Thomas entre, accompagné d'un autre type. Tous deux sont en bleu de travail. Dans son costume sur mesure hors de prix, Adam songe que la vie est bien faite.

- C'est pour la bibliothèque. Monsieur.

Adam acquiesce. Thomas et son collègue chuchotent, mesurent, assemblent. Le meuble prend forme. C'est un modèle élégant, en bois massif, avec des étagères ouvertes en haut, des caissons en bas et des poignées en laiton. Ainsi meublée, la pièce paraît plus impressionnante encore.

La présence de Thomas distrait Adam. Entre chaque paragraphe qu'il lit, ses yeux dévient un peu trop sur la gauche. Les épaules carrées, les cheveux blonds coupés plus courts sur la nuque, il a l'impression de revoir Thomas de dos, au lycée. En classe de première, ils avaient parfois joué au foot ensemble. Quand leur équipe marquait un but, ils se tapaient dans la main. Presque amis. Aujourd'hui encore, Adam se demande si ça aurait changé quelque chose.

***

Dans l'après-midi, Thomas revient seul. Il pousse un chariot rempli de documentation technique, de livres comptables et de dossiers d'affaires qu'il classe un à un dans la bibliothèque. C'est incongru, autant de papier à l'heure du numérique. Les mains d'Adam suspendent leur course au-dessus du clavier. Enfin, il a une vue d'ensemble.

Thomas, qu'il rencontre dès son arrivée chez STL.

Thomas, qui lui sert de chauffeur.

Thomas, qui passe la journée dans son bureau à monter une bibliothèque et à classer des tonnes de papier que personne ne lira jamais.

Et qui reviendra sûrement demain, et après-demain, et tous les autres jours, sous des prétextes quelconques.

- J'ai besoin d'être seul, dit Adam en se levant. Va-t'en.

Surpris, Thomas repose un gros classeur sur le chariot.

- Tu veux que je revienne quand ?

- Quand je te le dirai.

Dès que Thomas a refermé la porte, Adam se met à arpenter son bureau. Comment a-t-il pu se laisser berner ? Depuis qu'il a mis les pieds chez STL, Thomas lui colle aux basques comme un vieux chewing-gum. C'est bien simple, il a passé plus de temps avec lui qu'avec Lacourt. Un directeur stratégique qui se coltine un ouvrier, c'est du jamais-vu. À moins que... Adam retourne s'asseoir, se prend la tête entre les mains. Lacourt sait. Putain, Lacourt sait.

***

Une heure. C'est le temps qu'il faut à Adam pour se remettre de ses émotions. Le matin même, il était persuadé que si Lacourt découvrait son passé, il en mourrait de honte. À présent, il se rappelle une leçon que Thomas lui a apprise, il y a quinze ans : la honte ne tue pas. La décision d'Adam est prise. Il reste. Il va auditer cette entreprise comme jamais, chercher la petite bête, trouver la faille. Quand il donnera son feu vert - s'il le donne - à l'intégration de STL dans le groupe et aux dix-huit millions d'investissement, Lacourt aura lui aussi appris une leçon : l'époque où l'on martyrisait Adam Bathily est révolue.

Il décroche son téléphone, compose le numéro de la secrétaire à l'accueil, demande après Thomas. Une minute plus tard, on frappe à la porte.

- Entre, dit Adam.

Thomas s'exécute et reprend son travail.

- Tu sais ce que je me disais ? dit Adam en regardant la bibliothèque. Qu'elle serait mieux un peu plus à droite. Pas de beaucoup, tu vois. Genre dix centimètres.

Thomas cherche un sourire sur son visage, le signe qu'il plaisante, n'en trouve aucun. Il repose le classeur qu'il s'apprêtait à ranger et murmure :

- Je vois. Monsieur.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant