21. Froideur

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 Ce matin, Adam traîne au lit, le cerveau en vrac. Envoyer Thomas à Nantes était une erreur. Une de plus sur une liste déjà longue : il lui a téléphoné, a ri avec lui, a recueilli ses confidences. Bilan des courses, entre eux, l'ambiance n'est plus aussi glaciale qu'elle le devrait. La preuve, hier soir, Thomas parlait de lui botter les fesses. En écoutant le message, Adam a souri. Maintenant, il se demande où une telle familiarité va les mener. Je peux encore revenir en arrière, songe-t-il. Il n'est pas trop tard.

La sonnerie de son téléphone l'arrache à ses pensées. C'est Malika.

– Ton bourreau vient de partir. Tu ne m'avais pas dit qu'il était aussi canon.

– Ça change quelque chose ? grogne Adam.

– Bien sûr que non. L'humanité est insensible à la beauté, moi la première.

– Il t'a traitée de sorcière.

– Le mufle !

Adam sourit. Il discute encore un peu avec Malika, puis file sous la douche. Tant pis pour son jogging, il ira courir demain.

***

Sur la route, Thomas s'arrête pour mettre de l'essence. Il songe au plateau qui l'attendait devant sa porte, au réveil. Dessus, un croissant, un café et ses clés. Avant de quitter la station-service, il envoie un message à Malika.

Merci quand même, pour le petit déjeuner

À midi, stressé sans trop savoir pourquoi, il se gare devant chez Adam. Il le voit sortir de l'immeuble, téléphone à la main, écouteurs dans les oreilles. Tout le trajet, Adam parle en anglais. Thomas ne comprend pas grand-chose, mais écoute. Ça l'impressionne que la conversation soit si fluide, que l'accent français soit si discret. Indétectable, songe-t-il, mais c'est vrai qu'il n'est pas le mieux placé pour en juger. Savoir que c'est un peu grâce à lui, même si Adam l'ignore, le réconforte.

Sur le parking de STL, Adam raccroche.

– J'ai dit à Lacourt que j'avais oublié mon chargeur de PC et que je t'avais envoyé à Paris ce matin, pour le récupérer.

– Merci.

– C'est à moi de te remercier. Et à Malika, même si je doute qu'elle l'ait fait.

Il ouvre la portière et sort du véhicule. Thomas se lance.

– Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'importe quoi, demande-moi. D'accord ?

Adam referme la portière sans répondre. Thomas le regarde partir, écouteur dans les oreilles, déjà en discussion avec quelqu'un d'autre. Lui passe l'après-midi à l'atelier. Il croise Hana et quelques collègues, devenus des amis, qui viennent le saluer. Tous bossaient pour lui, avant, quand il avait encore son entreprise. Une chance qu'il ait réussi à négocier leur embauche par STL. Eux, au moins, n'ont pas tout perdu.

Vers dix-neuf heures, Adam est prêt à partir. Thomas le suit sur le parking, lui demande comment s'est passée sa journée. Adam répond par une banalité et passe le trajet à faire semblant de dormir. Thomas aimerait dire quelque chose, mais il n'a pas envie de le déranger, encore moins de se faire rabrouer. Ils se quittent sur un bonsoir aussi poli que déprimant.

***

Le lendemain matin, rebelote. Quelques kilomètres suffisent à rendre le silence étouffant et les minutes, interminables. Adam se concentre sur la musique, reconnaît les premières notes de Lose Yourself et se rappelle la dernière fois qu'il a entendu cette chanson, dans cette voiture.

– Pourquoi tu souris ? lui demande Thomas.

Sa voix est un peu rauque, peut-être à force de ne pas parler. Adam a envie de répondre, mais il sait que cette conversation le mènera aux confidences, les confidences aux rires, les rires à la complicité.

– Pour rien, murmure-t-il.

– C'est la deuxième fois que je te vois te marrer sur Lose Yourself. Il doit y avoir une raison.

Cette fois, Adam ne répond pas et Thomas se résigne au silence. En arrivant sur le parking, il fait une dernière tentative.

– Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? Dernièrement, je veux dire.

Il est soulagé de voir les lèvres d'Adam tressaillir, avant qu'il ne réfrène son sourire.

– Rien. Je préfère qu'on en reste là, c'est tout.

Thomas patiente, espère une explication qui ne vient pas.

– Pourquoi ? murmure-t-il.

– Je t'ai aidé avec Lacourt, tu m'as aidé avec Malika, on est quitte.

Thomas laisse échapper un rire incrédule.

– On est loin d'être quitte.

– C'est vrai, et je ne suis pas sûr d'avoir envie qu'on le soit.

Cette phrase sonne comme une sentence. Adam claque la portière derrière lui et Thomas se demande ce qu'il aurait pu faire pour éviter ça. T'excuser, espèce de crétin, songe-t-il en regardant Adam passer le PC sécurité.

***

Tout STL se tient au garde à vous. Un client important vient d'arriver. Même Jérôme Lacourt est présent pour l'occasion. Adam assiste à la rencontre, en observateur. Il espère que ça lui sortira Thomas de l'esprit. Lacourt mène la danse, parle à n'en plus finir, joue au commercial expérimenté. Adam voit bien qu'il en dit trop, embellit l'état d'avancement du projet, flirte avec le mensonge. Monsieur Dumas, le client, est un homme intelligent. La petite quarantaine, il ne s'en laisse pas compter.

– Je suis impressionné par la rapidité avec laquelle vous avez obtenu de tels résultats. J'adorerais une démonstration de l'unité mobile. Cet après-midi, peut-être ?

C'est un piège. Un homme raisonnable admettrait avoir été un peu optimiste, proposerait d'organiser ça d'ici deux ou trois semaines. Pas Lacourt. Pendant que son fils invite le client au restaurant, il met STL sens dessus dessous. En début d'après-midi, le prototype est en place. Seul problème : personne n'est en capacité de l'installer pour le test. Les ouvriers attendent les ordres, l'ingénieur en charge du projet ne maîtrise pas cette partie du travail, qui devait être sous-traitée. Il planche encore sur la question quand le client réapparaît, l'air satisfait. Adam entraîne Jérôme à l'écart.

– À quoi joue votre père ?

– J'ai bien peur de ne pas le savoir.

– Qu'est-ce que vous attendez pour intervenir ?

– Que voulez-vous que je fasse ? Mon père...

– Il a soixante-quatre ans, le coupe Adam. Vous, trente-cinq. Ce ne sont pas ses capacités de direction qui intéressent le groupe.

– Mais...

– Imposez-vous, assène Adam avant de rejoindre Lacourt et le client.

Quinze minutes s'écoulent dans la plus grande confusion. Personne n'a l'air de savoir quoi faire, hormis Lacourt, qui parle, Adam, qui observe et le client, qui s'amuse de la situation.

– Qu'est-ce qu'il fait là, lui ? grommelle soudain Lacourt.

– C'est moi qui l'ai fait appeler, rétorque Jérôme.

Adam se retourne. Thomas approche, en bleu de travail, l'air renfrogné. Le père et le fils lui tombent dessus. S'ensuite une discussion animée. Adam voit distinctement Jérôme renvoyer son père dans ses cordes et essayer de convaincre Thomas de quelque chose. Pas besoin d'être Einstein pour deviner de quoi. Thomas secoue la tête, fait de grands gestes, le ton a l'air de monter. Adam hésite, sort son téléphone de sa poche et envoie un message à Jérôme.

Dites à Thomas que c'est moi qui le demande.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant