23. ... et invitation

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À l'abri dans son bureau, Adam regarde fixement l'écran de son ordinateur. Une dizaine de mails urgents attendent une réponse, les résultats financiers du premier trimestre sont arrivés et M. Burnett espère un point d'étape d'ici quarante-huit heures, mais Adam ne parvient pas à travailler. Il est déconcentré par des images qu'il aurait voulu chasser de son esprit. Thomas, ses épaules, ses bras, ses mains. Sa façon de se mouvoir. Ses muscles bandés par l'effort. Quand il a soulevé le centrifugeur... Quand il s'est allongé sous la rampe de lavage... Stop, songe Adam. Stop, stop, stop. Le terrain est glissant, il ne veut pas se laisser entraîner sur cette pente. Avec une détermination nouvelle, il se plonge dans ses mails. Sage décision : travailler comme un damné éloigne Thomas de ses pensées et l'écho de sa voix grave cesse enfin de taquiner son oreille.

Il est tard lorsqu'on frappe à la porte de son bureau. Adam cligne des yeux, émerge de ses dossiers comme d'un rêve. Chaque mail a sa réponse, chaque problème, sa solution. Le rapport pour M. Burnett est en bonne voie et Adam a épluché les résultats financiers de STL avec la méticulosité d'un horloger suisse particulièrement remonté.

– Entrez, dit-il en refermant son ordinateur.

Le visage de Thomas apparaît dans l'embrasure. Adam se concentre sur ses affaires, qu'il range dans sa mallette avec un soin inutile, juste parce que ça lui donne une raison de garder les yeux baissés.

– Excuse-moi. Je n'avais pas vu l'heure.

– C'est rien, assure Thomas. Je suis pas pressé.

Cette dernière phrase résonne tristement. Elle en dit plus qu'il ne l'aurait voulu. L'appartement vide et froid où il vit désormais, la vie de famille envolée, les soirées à ressasser le passé. Il s'empresse d'ajouter :

– Jérôme et Franck vont au restaurant. Ils t'invitent.

Si Adam s'écoutait, il refuserait. Il n'a aucune envie de passer sa soirée coincé entre deux hommes d'affaires à discuter traitement de l'eau dans une ambiance feutrée. Mais son travail lui impose de sacrifier sa soirée : Franck Dumas pourrait lâcher des informations importantes sur STL ou ses futurs projets - et qui dit futurs projets dit futurs contrats. Ça me changera des plats industriels réchauffés au micro-ondes, songe-t-il pour se remonter le moral. Il referme sa mallette, enfile sa veste et demande :

– Alors comme ça, tu connais Dumas ?

– J'ai fait mon alternance chez lui, en BTS, explique Thomas. Puis c'est devenu l'un de mes clients.

– Il a l'air de t'apprécier.

– C'est réciproque. Je lui dois beaucoup.

Ils quittent le bureau, avancent côte à côte dans le couloir. Adam n'ose pas parler de Lacourt, de ce qu'il a dit, des cent mille euros de dettes. Thomas a l'air heureux ce soir, satisfait de sa journée, il ne veut pas tout gâcher. Comme s'il lisait dans ses pensées, Thomas ajoute :

– J'aurais préféré que Lacourt passe pour un con, mais je suis quand même content d'avoir installé cette unité. Ça valait le coup, si tu fais plus la gueule.

– Je ne faisais pas la gueule. Dumas est là.

D'un signe de tête, il désigne le client qui patiente dans le hall.

– Thomas ! s'écrie ce dernier. J'avais peur de te rater. Vous permettez que je vous l'emprunte cinq minutes, Monsieur Bathily ?

Adam répond qu'il n'y a aucun problème et Thomas lui tend les clés du véhicule.

– Si vous voulez m'attendre dans la voiture, Monsieur, dit-il en souriant.

Malgré lui, Adam lui rend son sourire. Il faut se rendre à l'évidence : Thomas a raison, il ne fait plus la gueule. J'aurais tenu vingt-quatre heures, songe-t-il. C'est pathétique. À travers le pare-brise du véhicule, il observe Dumas et Thomas - surtout Thomas. Le premier parle beaucoup, le second écoute, mains dans les poches, tête baissée. Même à cette distance, Adam sent le poids qui accable ses épaules. Soudain, le client s'arrête, presse le bras de Thomas dans un geste amical qui dure longtemps. Puis la voiture de Jérôme passe le PC sécurité et s'arrête devant lui. Il s'y engouffre, laissant Thomas seul au milieu du parking.

– Un problème ? demande Adam quand Thomas s'assoit à la place du conducteur.

– Franck veut que je me charge de l'installation des unités mobiles sur ses chantiers.

– C'est une bonne nouvelle, non ?

– Ça aurait pu, mais Lacourt a posé son véto.

– Le fils ou le père ?

– Le père, bien sûr.

– Et Franck ? Il en dit quoi ?

– Il a proposé de m'embaucher.

L'information laisse Adam sans voix. Peut-être parce qu'il a du mal à imaginer STL sans Thomas. Ça règlerait tous mes problèmes, songe-t-il. S'il démissionne, il disparaît de ma vie. Mais est-ce toujours ce qu'il souhaite ? Pas prêt à creuser la question, il murmure :

– Accepte. C'est une offre qui ne se refuse pas.

– J'ai refusé.

L'air paraît soudain plus facile à respirer et Adam essaie de se convaincre que ça n'a rien à voir avec du soulagement.

– Pourquoi ? demande-t-il.

– Pour plein de raisons. Et puis Lacourt a balancé à Franck que j'étais surendetté. C'est pour ça qu'il m'a proposé le poste.

– Bien sûr que non. Il...

– Il me l'a dit, coupe Thomas. Il était prêt à me payer aussi cher que Lacourt. Mais moi, j'ai de l'estime pour lui. Sa pitié, j'en veux pas.

– Si tes autres raisons de refuser le poste sont aussi mauvaises que celle-là, tu devrais changer d'avis.

Thomas ne répond pas et démarre la voiture. Au moment de quitter le parking, Adam ajoute :

– Tu as été très bon aujourd'hui. Ne laisse pas Lacourt gâcher ça.

Un sourire vacillant éclaire le visage de Thomas.

– Merci.

Le silence retombe, mais cette fois, Adam ne le laisse pas s'installer.

– Où est-ce que tu m'emmènes ? demande-t-il, l'air ennuyé.

– À La Gloire. Je connais de nom. Un gastronomique.

Le sourire de Thomas s'est éteint, il se sent de nouveau triste et abattu. Adam cherche quelque chose à dire. Une folle idée lui traverse l'esprit.

– Tu viendrais avec moi ?

– Où ?

– À La Gloire ?

– T'es fou ? Je suis pas invité.

– On peut arranger ça, dit Adam en tirant son téléphone de sa poche.

Thomas essaie de le lui arracher des mains. S'ensuite une courte lutte qu'Adam remporte haut la main, peut-être parce que son adversaire ne peut pas quitter la route des yeux, ni lâcher le volant.

– Fais ce que tu veux, déclare Thomas. J'irai pas.

– Tu vas faire toute cette route pour me déposer là-bas et rentrer chez toi ?

– Non, je tiens à te ramener. J'irai manger un sandwich quelque part et je t'attendrai dans la voiture.

Il est sérieux. Adam change de stratégie.

– Ce n'est pas toi qui disais que si j'avais besoin de quoi que ce soit, je pouvais compter sur toi ?

– Je parlais de te rendre service !

– Je te le demande comme un service.

Thomas lui jette un regard furieux.

– Dîner avec l'amant de ma femme, c'est ça, ton service ?

– De ton ex-femme, corrige Adam en souriant. Et on parle d'un très bon restaurant. J'ai vu pire, comme torture.

Le silence retombe. Adam patiente. Quelques kilomètres plus loin, Thomas rend les armes.

– Ok. À une condition.

– Laquelle ?

– Je veux que tu me racontes ce qu'il y a avec Lose Yourself.

Adam, qui s'attendait à quelque chose de plus sérieux, sourit.

– Tu vas être déçu, je préfère te prévenir.

– Je prends le risque, réplique Thomas en lançant la musique.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant