2. En voiture

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Adam patiente au niveau du PC sécurité, les yeux rivés sur l'écran de son téléphone. Il pense à Thomas, à la petite demi-heure en voiture qui les sépare de la gare, à ce temps pendant lequel ils vont devoir partager l'habitacle. Quelqu'un, quelque part, a dû le maudire. Partir loin, travailler dur, finir major de sa promo, trouver le stage puis le poste de ses rêves, tout ça pour atterrir ici, avec Thomas. Quel gâchis. Quand le projet STL et ses dix-huit millions d'euros ont atterri sur son bureau, tout le monde l'a félicité. Une incroyable opportunité qu'il était obligé de saisir. Mais Adam n'est pas dupe : s'il a pu coiffer au poteau des types qui ont quinze ans de plus que lui, c'est parce qu'il est du coin. Le PDG est sensible à ce genre de détail : puisque Lacourt joue à domicile, autant lui envoyer quelqu'un qui connaît le terrain.

Une voiture s'arrête devant lui. Adam ne monte pas tout de suite à bord. Son instinct lui dicte de prendre son temps. D'oublier qui il était pour endosser le costume de celui qu'il est devenu. L'année dernière, à peu près à la même date, il décrochait un gros contrat de relocalisation. Neuf usines réparties sur six régions. Selon les estimations basses, douze mille emplois créés. Pour lui, une prime à six chiffres. Il avait fait une capture d'écran de son compte en banque, avant d'en virer la moitié à sa mère. À chaque fois qu'il lui rend visite, il tombe nez à nez avec un portrait de lui-même serrant la main du Ministre de l'Economie. Il a beau expliquer que ce n'est arrivé qu'une fois, qu'il a dû attendre deux heures dans les couloirs de Bercy pour voir le Ministre cinq minutes, sa mère s'en fiche. Les premiers temps, elle emportait le cadre partout avec elle. Même la dame à l'accueil du laboratoire d'analyses y avait eu droit, quand elle s'y était rendue pour un test urinaire.

Adam sourit. Il se sent prêt. Range son téléphone dans la poche, ouvre la portière, s'assoit sur le siège passager.

- Ton train part à quelle heure ? demande Thomas.

- Tu ne m'appelles plus Monsieur ?

- Je pensais pas que ce serait nécessaire, maintenant qu'on est seuls.

- Si. Et ne me tutoie pas, s'il te plaît.

Adam n'ajoute rien d'autre, cette phrase suffit. Elle est écrasante. Thomas essuie la rebuffade, démarre. D'habitude, Adam précise qu'il a le mal des transports. Accélérations ou décélérations lui retournent l'estomac. Sa chaleur corporelle grimpe en flèche, il transpire, un poids lui oppresse la poitrine. À Thomas, il ne dit rien. Il préfèrerait monter dans une voiture de Formule 1 plutôt que de lui demander une faveur, et tant pis s'il doit s'allonger sur le quai de la gare pour s'en remettre.

Quand Thomas ne supporte plus le silence, il demande :

- Ça vous dérange si je mets de la musique ? Monsieur.

Adam se sent ridicule. Pire, il sait qu'il l'est. D'ailleurs, Thomas n'attend pas de réponse pour lancer sa playlist. Where is my mind ? Adam ferme les yeux, se laisse bercer par le son. Il aurait préféré que ce connard ait des goûts de chiotte.

***

- On est arrivés.

Adam rouvre les yeux. Il a du mal à croire qu'il s'est endormi. Lui. En voiture. Il se redresse, espère se sentir au moins barbouillé, retient son souffle. Rien. À croire que la voiture n'a pas roulé.

- Si Monsieur est prêt à descendre, son train l'attend.

Thomas l'observe, un léger sourire aux lèvres. Vas-y, fous-toi de moi, songe Adam. Il lutte pour ne pas détourner les yeux, mais c'est difficile de soutenir un regard aussi bleu, la bataille est perdue d'avance. Il rend les armes, fait mine de vérifier l'heure sur son portable. Ça lui donne une idée. Il fouille dans la poche de sa veste et tend une carte SNCF à Thomas.

- On est en avance. Vois si tu peux changer mon billet, j'aimerais prendre le train d'avant.

Le sourire de Thomas disparaît. Il s'empare de la carte.

- D'accord. Monsieur.

Alors qu'il s'éloigne, Adam entrouvre la porte du véhicule.

- Hé, Thomas !

L'autre se retourne.

- Ramène-moi un café aussi.

Adam passe le quart d'heure suivant dans la voiture, à se gondoler comme une baleine, les larmes aux yeux. Il retrouve son calme en apercevant la silhouette de Thomas fendre la foule des voyageurs en direction du parking, un gobelet à la main. Adam attend qu'il se soit installé à la place du conducteur pour récupérer sa carte et son café.

- Alors ?

- T'as le statut Grand Voyageur Pro. Tu peux monter dans le train que tu veux sans changer ton billet.

- Ah oui. C'est vrai. J'avais oublié.

- Bien sûr, murmure Thomas, avant de refuser le billet de cinq euros qu'Adam lui tend. C'est cadeau de la maison.

En s'extirpant du véhicule, Adam regrette d'avoir demandé un café. Il l'encombre. En plus, Thomas a certainement craché dedans. Il claque la portière derrière lui et s'en va. Quelques mètres plus tard, un coup de klaxon. À travers la fenêtre ouverte, Thomas lance :

- Content de t'avoir revu, Adam.

À la première occasion, le café atterrit dans une poubelle. Voie 2, le train est déjà à quai. Les sièges en première classe sont profonds et moelleux. Adam se laisse tomber dans l'un d'eux, côté fenêtre. De vieux souvenirs remontent. Il sort son ordinateur et les étouffe en travaillant.

***

Le week-end est solitaire. Adam a décliné la traditionnelle soirée du samedi soir avec ses amis. Son excuse - trop de travail - est passée crème. Il rédige des rapports, un peu. Pense à Thomas, beaucoup. Pendant que le sommeil se fait désirer, il élabore des plans d'attaque qui n'ont rien à voir avec son poste de directeur stratégique : se protéger, tenir Thomas aussi éloigné que possible, empêcher le passé de refaire surface. Si Lacourt apprenait ne serait-ce qu'un dixième de ce qu'il a subi, Adam ne pourrait plus lui faire face. Les requins de province sont comme les autres, ils flairent la faiblesse et aiment le goût du sang.

Le lundi matin, dans le train qui quitte Paris, Adam est rasséréné. Il détient l'avenir de STL entre ses mains. Le risque que Thomas parle - et ramène le directeur stratégique au rang de lycéen brutalisé - est faible. Sans compter qu'il n'a pas le beau rôle dans cette histoire. Adam passe une dernière fois son plan en revue. Son taxi l'attendra à la gare pour le conduire chez STL. Là, il cuisinera Lacourt avec quelques questions de son cru. À la fin de l'entretien, il fixera les règles. Ses règles : pas de véhicule de société, pas de chauffeur. Et tant pis pour son mal des transports.

Dans les documents qu'il a récupérés vendredi, Adam a trouvé une liste à jour du personnel. Le poste exact de Thomas reste un mystère, mais il est dans la catégorie des ouvriers qualifiés. Adam n'aura pas de mal à l'éviter. Si Lacourt s'entête à le lui mettre dans les pattes, il saura lui faire comprendre qu'il n'a pas de temps à perdre avec des agents d'exécution. Oui, en ce lundi matin, tout semble s'arranger.

Jusqu'à ce qu'Adam aperçoive Thomas, sur le parking de la gare, adossé à la voiture de service.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant