Adam passe la majeure partie de la soirée à préparer son discours. Il le répète en cuisinant, la voix pleine d'assurance. Quand il intervient en réunion ou donne des conférences, les gens l'écoutent avec intérêt et en silence. Il captive. À l'université, ses professeurs disaient qu'il avait un don. Lui appelle ça une revanche : sa dernière année au lycée l'avait presque rendu muet, chaque mot lui écorchait la gorge.
Pendant qu'il mange, il répond à ses messages. Ses amis veulent des nouvelles de ses débuts chez STL. Il leur parle de tout, sauf de ce qui compte vraiment : Thomas. Devant la télé, l'œil vide, Adam se repasse le film de sa journée et en conclut que Lacourt joue avec les nerfs de quelqu'un. Reste à savoir si ce sont avec les siens ou avec ceux de Thomas. Pour se changer les idées, il reprend son livre. Un visage à la mâchoire carrée et aux yeux clairs s'interpose entre les pages et lui, il abandonne. Lumière éteinte, il répète une dernière fois son discours et essaie de s'endormir. Sans grand succès : chasser Thomas de ses pensées le maintient éveillé une partie de la nuit.
Son réveil sonne à six heures. Adam commence sa journée par un footing au bord du canal. Les rues sont désertes, les phares des rares voitures illuminent sa silhouette élancée, une pluie fine soulage son corps brûlant. Il pique un dernier sprint, reprend son souffle contre la porte, s'étire. De retour chez lui, il s'accorde une longue douche qui lui fait un bien fou. Son costume l'attend sur un cintre. Il l'enfile, noue sa cravate et vérifie son reflet dans le miroir. L'image qu'il renvoie est plus que convaincante.
Ni thé, ni café, il décapsule une canette de coca sans sucres qu'il vide d'un trait. Son seul vice. Même s'il n'a pas faim, il grignote quelques biscottes avec du beurre. À sept heures trente tapantes, il descend au pied de chez lui. La voiture de service n'est pas là, Thomas non plus. Adam patiente quelques minutes. La pluie revient, plus dense. Il remonte les escaliers, passablement énervé. S'il avait le numéro de Thomas, il l'appellerait pour pousser une gueulante.
Posté à la fenêtre, il surveille la rue. La circulation se densifie. Les gens emmènent leurs enfants à l'école, vont au travail ou les deux. Plusieurs fois, Adam va décrocher l'interphone pour vérifier s'il fonctionne. Rien à signaler. Au bout d'une demi-heure, il rend les armes, sort son ordinateur de sa mallette et commence à travailler. Il ne voit plus le temps passer, jusqu'à ce que son téléphone vibre. Il est neuf heures, Lacourt s'inquiète de ne pas le voir à la réunion du CODIR. La réponse d'Adam est prête depuis longtemps. C'est votre chauffeur qui est en retard, pas moi. Pourtant, d'autres mots franchissent ses lèvres.
– Je suis en ligne avec Monsieur Burnett. Une urgence. J'arrive dès que possible.
En entendant le nom du grand patron du groupe, Lacourt bégaye que oui, bien sûr, il comprend tout à fait. Adam lui raccroche au nez. Il se demande encore ce qui lui a pris quand la sonnette de l'interphone résonne enfin. Très calme, il se lève, décroche, écoute le souffle saccadé de Thomas et lance :
– Ce n'est pas trop tôt.
Quand Adam monte dans la voiture, il remarque les cheveux ébouriffés, la barbe naissante et les mains de Thomas, crispées sur le volant. Pour ne rien arranger, une désagréable odeur de cigarette flotte dans l'habitacle.
– Panne de réveil ? demande Adam.
Thomas déglutit et acquiesce. Dès qu'Adam a attaché sa ceinture, il démarre. Sa conduite ne laisse rien apparaître de son stress et pourtant, il pense à mille choses à la fois. Une image domine les autres, toujours la même. Une scène qu'il a surprise il y a quinze ans. Les doigts d'Adam caressent la nuque d'un garçon, ses lèvres bougent tout contre les siennes. C'est lent et doux et excitant. Thomas a envie de s'arrêter sur le bas-côté et d'aller se noyer dans le caniveau. Ça doit être possible, il pleut de plus en plus fort.
– Pas de musique aujourd'hui ? demande Adam.
Thomas lance la playlist sans y penser. Ils n'arriveront pas chez STL avant neuf heures trente. Lacourt va le trucider. Ou pire, le virer.
– C'est un message ? demande encore Adam.
– Quoi ?
– La chanson, tu essaies de me faire passer un message ?
Thomas le regarde sans comprendre. Le sourire d'Adam s'élargit.
– C'est Don't Speak. Tu sais ce que ça veut dire, au moins ?
Thomas regarde la route devant lui disparaître sous la pluie. On dirait que quelqu'un jette des seaux d'eau sur la voiture.
– Oui, je sais, répond-il enfin.
Des coups de klaxon retentissent dans leur dos. Dans le rétroviseur, Thomas voit une Clio se la jouer Fast and Furious. Elle déboîte et se rabat sans clignotant, passant d'un côté à l'autre de la ligne blanche. Thomas lâche l'accélérateur, apprécie la distance, anticipe. La Clio déboîte encore, accélère.
– Il n'a pas la place pour doubler, s'inquiète Adam.
Une voiture arrive en face, lance des appels de phare désespérés. Le conducteur écrase le klaxon. Adam ferme les yeux. Thomas maintient sa trajectoire sans cesser de ralentir. La Clio lui fait une queue de poisson, évitant l'autre voiture de justesse, et envoie une bruyante gerbe d'eau sur le pare-brise.
– Pédé, murmure Thomas entre ses dents.
La voiture de service a repris son rythme de croisière. Adam a senti la décélération, mais n'a pas eu le temps d'en souffrir. L'insulte, elle, l'a frappé droit à l'estomac. Pédé. Ce mot, dans cette bouche, ça le met hors de lui. Les dents serrées, il espère en vain que Thomas s'excuse. Une habitude, on dirait.
– J'imagine que ça te paraît normal, dit-il au bout d'un moment.
– Quoi ?
– D'insulter les gens comme ça.
Thomas se réfugie dans le silence. Il regarde la route, droit devant lui. Adam en a marre d'attendre.
– Excuse-toi, ordonne-t-il.
– Sans rire, t'as vu ce qu'il a fait ?
– Ce n'est pas la question.
Le silence encore, insupportable.
– Gare-toi là, dit Adam en avisant une station service. Et va faire un tour, je veux être seul.
Thomas ne cherche pas à discuter. Il sort de la voiture, court et s'abrite sous le porche de la station service. Parmi toutes les insultes possibles et imaginables, il a fallu qu'il choisisse celle-là. C'est rien qu'un putain d'automatisme, songe-t-il en essayant de distinguer la silhouette d'Adam à travers les vitres de la voiture. Il patiente comme ça dix minutes, puis va acheter un café. Ce n'est pas avec ça qu'il se fera pardonner, mais il espère au moins adoucir l'humeur d'Adam.
Arrivé à la voiture, il tire sur la portière. Elle ne s'ouvre pas. Adam a verrouillé la voiture de l'intérieur, les clés sont restées sur le contact. Il tient son téléphone à la main, écouteurs enfoncés dans les oreilles et parle à quelqu'un. Lacourt, pense Thomas. Il cogne contre le carreau, Adam ne tourne même pas la tête. Thomas ferme les yeux, lève le visage vers le ciel. La pluie dégouline sur sa peau, trempe ses cheveux et ses vêtements. Une fois de plus, il revoit les mains d'Adam caresser la nuque, ses lèvres remuer si doucement, s'entrouvrir. Et si Thomas n'est pas croyant, il a le sentiment que la justice divine est en train de s'abattre sur lui.
VOUS LISEZ
Une petite histoire de vengeance
RomanceLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...