Ma femme est en déplacement. Tu peux passer ? Amène des capotes
Ok
Adam fixe la capture d'écran. L'échange lui paraît aussi surréaliste que la première fois qu'il l'a lu. Les deux messages datent d'aujourd'hui, le rendez-vous est prévu pour ce soir, peut-être en ce moment même. Pour ne plus y penser, Adam vide sa canette, met un plat industriel à réchauffer et allume son ordinateur. Ses amis sont en ligne. Il rejoint la visio, va récupérer son soi-disant poulet au curry et s'installe devant son écran, prêt pour l'interrogatoire. Thibault connaît déjà les grandes lignes de son arrivée chez STL. Adam les lui a racontées ce matin dans la voiture, pendant que Thomas et son café attendaient sous la pluie. Malika, elle, découvre toute l'affaire. Originaire de Bordeaux, elle serait incapable de placer leur lycée sur une carte, mais sait tout ce qu'il y a à savoir de la vie d'Adam.
– Thomas Delbarre ? s'écrie-t-elle. La grosse pourriture ?
– Lui-même, confirme Thibault.
– Et tu bosses avec ?
– Je dirais qu'il bosse pour moi plutôt qu'avec moi, dit Adam en mélangeant le contenu de sa barquette en plastique.
Malika éclate de rire.
– La tête qu'il a dû faire en te voyant. Il t'a présenté ses excuses ?
– Pas vraiment. Il dit que ce serait hypocrite de le faire maintenant. Que ses excuses n'auraient aucune valeur. Enfin ça, c'est la version polie.
– La version polie, je m'en fiche, dit Malika. Qu'est-ce qu'il a dit en vrai ?
– Pas d'excuses tant que je le tiens par les couilles.
Malika rit plus fort encore. Même Thibault esquisse un sourire.
– Je ne sais pas quoi faire, avoue Adam. La mission vient de commencer. Si je dois laisser tomber, c'est maintenant.
– Tu vas pas laisser tomber à cause de ce type, proteste Malika. Je te l'interdis.
– L'histoire commence déjà à se répandre. Lacourt est au courant, une salariée aussi. Sûrement d'autres encore.
– Le salaud... murmure Thibault entre ses dents.
– Vire-le, dit Malika d'un ton tranchant. S'il raconte des trucs sur toi, sois sans pitié. Ça calmera les autres direct.
– Je ne vais pas demander à Lacourt de virer un salarié pour des faits qui remontent au lycée...
– Et ce matin, sur la route ? attaque Thibault. Tu m'as dit qu'il avait traité quelqu'un de pédé. Insulte homophobe sur le temps de travail.
Adam ne sait pas quoi répondre à son ami avocat. La capture d'écran l'obnubile, mais c'est quelque chose dont il ne peut pas parler, même à ses meilleurs amis. Quelque chose entre Thomas et lui.
– Ok, soupire Malika. On y va peut-être un peu fort avec le licenciement. Arrange-toi pour qu'il prenne trois mois de congé sans solde. Il reviendra quand tu seras parti.
– C'est une idée, admet Adam, tout en sachant que c'est impossible : Thomas ne pourrait probablement pas se le permettre.
Ce dîner par écrans interposés ne vaut pas leurs soirées du samedi, mais le moral d'Adam remonte en flèche. Pendant que Malika raconte comment elle a largué son dernier mec avant même qu'ils aient eu le temps de le rencontrer, Adam regarde plusieurs fois la capture d'écran. Il a beau en connaître chaque détail par cœur, elle le plonge toujours dans la même sidération.
Vers vingt-trois heures, il se décide à répondre au message.
Quel genre de mec fait ce que tu m'as fait pour ensuite aller coucher avec un homme marié ?
La réponse arrive presque aussitôt.
J'ai pas de mot pour ça.
Adam soupire et se met au lit. Malgré la fatigue, le sommeil le fuit. Les couloirs du lycée, les insultes et les rires, il n'a rien oublié. Toujours le dernier à sortir de la salle de classe, toujours le dernier à y entrer : c'est le meilleur moyen d'éviter l'affluence. Les bretelles de son sac sont réglées pour qu'il tombe très bas, jusque sur ses fesses. Ça évite les coups de stylo mal placés que Thomas et sa bande ont pris l'habitude de lui donner. En sport, tout le monde s'écarte quand il entre dans le vestiaire. Si quelqu'un a le malheur de lui tourner le dos, les autres lui crient de faire gaffe. En y repensant, Adam se dit qu'il a eu de la chance. Ça a mal fini, mais ça aurait pu plus mal finir encore.
***
Les rues sont désertes, la nuit s'attarde, l'air est frais. Adam court le long du canal, croise un autre joggeur et quelques voitures. Il reprend son souffle sur un pont. Pas très loin, un lampadaire éclaire l'eau noire et immobile. Adam reprend sa course, pique un sprint, s'étire sur un banc à deux pas de chez lui. Sous la douche brûlante, ses angoisses de la veille lui paraissent lointaines, inconsistantes. À la fac, en troisième année, il a rencontré Marius. Mêmes spécialités, droit des affaires et droit des contrats spéciaux. Un soir, il l'invite à travailler chez lui, ils font l'amour et Adam, qui s'était juré de vivre caché à jamais, s'affiche ouvertement. Qu'importe si des salariés de STL apprennent ce qu'il s'est passé au lycée. Ce matin, il se sent prêt à les regarder dans les yeux et à dire à ceux que ça dérange : je vous emmerde.
À sept heures trente, Adam vérifie son allure dans le miroir et, satisfait, referme la porte de son appartement. Thomas est déjà là, la voiture garée sur le trottoir d'en face.
– Tu restes, dit-il quand Adam s'installe sur le siège passager.
– Comment tu le sais ?
– T'as pas l'air de quelqu'un qui va donner sa démission. À la place de Lacourt, j'aurais peur.
– Tu devrais avoir peur pour toi avant d'avoir peur pour lui, réplique Adam.
Il est un peu vexé de l'entendre rire.
– Musique ? demande Thomas.
Adam acquiesce et, dès les premières notes, reconnaît Lose yourself. Il a envie de fredonner cette chanson qu'il connaît par cœur pour l'avoir longtemps débitée, casque sur les oreilles, avec l'impression de faire aussi bien que l'original - jusqu'à ce qu'il s'enregistre pour voir. Cinq minutes de massacre audio, qu'il avait aussitôt supprimé du vieux dictaphone de sa mère, mettant du même coup fin à ses projets de devenir la prochaine star du rap français.
– Pourquoi tu souris ? lui demande Thomas.
– Pour rien. Tu t'es bien amusé, hier soir ?
Il n'a pas fini de poser la question qu'il se demande ce qui lui a pris. Thomas a l'air de penser la même chose. Il regarde la route, les joues un peu rouges.
– J'ai annulé. J'étais pas d'humeur.
Quitte à se montrer curieux, autant ne pas faire les choses à moitié.
– Il ne risque pas de te le reprocher ?
– On n'est pas dans ce genre de relation. C'est sans prise de tête.
– Pas comme avec ta femme, j'imagine, ironise Adam. Laisse-moi deviner : tu rentres tard le soir en lui expliquant que tu as filé un coup de main à un copain ?
– Je lui explique rien du tout. On a divorcé.
Adam se tait, mouché.
– D'autres questions ? demande Thomas avec un sourire.
Adam secoue la tête. Il repense à la petite fille en fond d'écran. Il lui donne trois ou quatre ans. Le divorce doit être récent.
– Et toi ? ajoute Thomas. T'as l'air d'avoir réussi dans la vie.
– Mieux que toi, ça s'est sûr, murmure Adam.
Thomas blêmit et le trajet s'achève en silence.
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Une petite histoire de vengeance
RomanceLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...