19. En territoire ennemi - Thibault

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Drôle de journée, songe Thomas en prenant la route, direction Paris. Dans le pare-soleil, il a glissé la carte bleue d'Adam. « Pour l'essence, le péage et ta nuit d'hôtel », avait-il précisé en lui confiant son code. Thomas avait fait semblant d'accepter, mais il compte faire l'aller-retour dans la nuit. Lacourt ne se rendra compte de rien et Adam sera au travail à la même heure que d'habitude, il y tient.

Plus les kilomètres défilent, plus il se tend. Dans Paris, son téléphone le guide jusqu'à l'appartement de Malika. Il se gare en double-file, met ses feux de détresse, compose le numéro qu'Adam lui a envoyé par sms. Son cœur bat plus vite, sa gorge se serre.

– C'est Thomas, dit-il à la personne qui décroche. Je suis arrivé.

– Sonne à Fatehi et monte au cinquième.

Thomas obéit, grimpe les étages en tenant la rampe comme un naufragé s'accrocherait à une bouée. Thibault l'attend sur le palier. S'il l'avait croisé dans la rue, Thomas ne l'aurait pas reconnu. Il lui semble plus grand, plus mince et surtout, les traits de son visage se sont affirmés. Appuyé contre le mur, bras croisés, il le regarde de haut.

– Salut, dit Thomas.

Pour toute réponse, Thibault lui fait signe de le suivre dans l'appartement. Que quelqu'un vive ici paraît extraordinaire. Les murs sont recouverts de photos et de dessins, le sol aussi. Sous des dizaines de robes colorées, on aperçoit un morceau de canapé. Impossible de prendre un repas sur la table, elle a été reconvertie en coiffeuse. Des tubes de crème, des barrettes, du maquillage, en veux-tu en voilà, mais pas la place de poser une assiette.

– Par ici, dit Thibault.

En comparaison du salon, la cuisine est dépouillée. Elle semble même n'avoir jamais servie. Sur le plan de travail, un ordinateur et une tasse de café attendent. Thomas récupère l'ordinateur, adresse un signe de tête à Thibault, s'apprête à repartir.

– Le café est pour toi. Adam ne veut pas que tu t'endormes sur la route, il dit qu'il aurait ta mort sur la conscience.

Thomas hésite. Un café ne lui ferait pas de mal pour tenir jusqu'à Nantes, mais l'idée de le boire dans cette pièce, en hostile compagnie, le rebute.

– Je...

– J'ai promis. Ne me fais pas perdre mon temps. Bois-le et dépêche-toi.

Thomas repose le Mac sur le plan de travail. Le café a dû couler pendant qu'il montait les escaliers, il est brûlant. Sa tasse à la main, il décide de mettre les choses au clair.

– Je crois pas t'avoir manqué de respect. J'aimerais que tu fasses pareil.

– C'est vrai qu'en matière de respect, tu es bien placé pour donner des leçons.

– Très mal placé. C'est pour ça que je dis rien à Adam quand il se permet certaines choses. Mais toi, t'en as pas le droit.

Il a touché juste, Thibault baisse les yeux.

– Je voulais te remercier aussi, ajoute Thomas, plus doucement.

– Me remercier ?

– D'avoir pris son parti au lycée, de t'être interposé. On s'est pris la tête, je m'en rappelle, même si je sais plus pourquoi.

– Vous lui aviez piqué ses chaussures.

– Ah oui, c'était complètement con. Je me suis comporté comme un vrai salaud. Et je suis content que t'aies pas suivi le mouvement.

Thomas prend une gorgée de café et a du mal à l'avaler. Le passé, avec lequel il pensait avoir réglé ses comptes et remis les compteurs à zéro, menace de lui exploser au visage.

– J'ai suivi le mouvement, murmure Thibault en s'appuyant contre le plan de travail.

– Je me rappelle très bien que non. T'étais furieux qu'on s'en prenne à lui.

– Tout ce que j'ai fait, c'est soulager ma conscience. Il avait besoin d'un ami et moi, je savais que si je l'approchais, ça me retomberait dessus. Que vous me feriez la misère.

Thomas ne joue pas les surpris. Ça faisait partie du truc. S'assurer qu'aucun garçon n'ait envie de côtoyer Thomas. C'était la putain de stratégie. Le pédé, avec les filles. Et lui aussi, ça l'avait effrayé, l'efficacité avec laquelle Adam s'était trouvé isolé. La vérité, c'est que le plus simple, c'était de participer. Un petit coup par-ci par-là, jamais rien de trop grave, pour montrer qu'on était du bon côté de la barrière, qu'on faisait partie de la meute. Jusqu'au jour où...

– T'y es pour rien, murmure Thomas. S'il y avait eu que des mecs comme toi, il aurait été tranquille.

Même s'il se brûle la langue, il vide sa tasse en trois gorgées, la rince, la laisse dans l'évier parce qu'il n'y a rien, pas même un égouttoir. Ce n'est pas grand-chose, mais Thibault le raccompagne jusqu'à sa voiture. Thomas glisse l'ordinateur dans son sac à dos, vérifie qu'il n'a rien oublié.

– Dis-moi un truc, ose-t-il. C'est à la fac que vous êtes devenus amis ?

Thibault acquiesce.

– On s'est retrouvés en droit, à Bordeaux.

– Pourquoi si loin ?

– Là-bas, personne ne le connaissait.

Thomas le remercie, pour le café et pour la discussion. Thibault attend qu'il soit monté en voiture pour ajouter :

– Tu t'en es pris à un mec bien. Un mec vraiment bien.

– Je sais, répond Thomas avant de démarrer.

Il s'arrête deux kilomètres plus loin, pose la tête contre le volant et serait resté comme ça un long moment si son téléphone n'avait pas sonné.

– Je ne te dérange pas ? lui demande Adam. Tu conduis ?

– Non, c'est bon.

– Je voulais te dire de t'arrêter, à mi-chemin. Tu fais une pause, d'accord ?

Thomas se sent moins triste. Il sourit.

– Promis.

***

Il arrive à Nantes juste avant minuit. Plus tôt, il s'est arrêté sur une aire d'autoroute, a acheté un sandwich et l'a envoyé en photo à Adam. En réponse, il a obtenu le numéro de Malika. Maintenant, il cherche la foutue péniche. Quand il croit l'avoir trouvée, guidé par la sono, il appelle. Une fois, deux fois, trois fois. Pas de réponse. Il n'ose pas déranger Adam, a peur de le réveiller, mais c'est lui qui téléphone.

– C'est bon ? Tu es arrivé ?

– Ouais, mais ta copine me répond pas. Je sais même pas si elle entend son téléphone sonner, la musique tourne à fond.

Adam soupire.

– Bouge pas, je m'en occupe.

Du quai, Thomas regarde les gens danser sur le pont. Les lumières éclairent les corps qui ondulent et se touchent. Deux vigiles apparaissent, lui font signe d'approcher. Ils l'interceptent dès qu'il s'engage sur la passerelle. Il doit ouvrir son sac, retirer sa veste et écarter les bras. L'un fouille ses affaires, l'autre le passe au détecteur de métaux. Il se prête au jeu de mauvaise grâce et peut enfin accéder au bateau. Personne ne fait attention à lui. Il hésite, envoie un message à Adam pour lui demander ce qu'il doit faire. Quand il relève les yeux, une femme trace son chemin au milieu des corps en transe, d'une démarche souple et assurée, et vient se planter devant lui.

– Pas la peine de pleurer, je suis là.

– Je pleurais pas, réplique Thomas.

Elle le regarde droit dans les yeux et tend la main. Si le culot avait un visage, ce serait le sien, songe Thomas en tirant l'ordinateur de son sac.

– De rien, grommelle-t-il quand elle tourne les talons, son Mac sous le bras.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant