17. Endetté

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C'est la première fois qu'Adam a l'occasion de regarder Thomas sans craindre de se faire surprendre. À travers la vitre, il détaille chaque partie de son visage. Rien n'échappe à son examen, ni le dessin de son oreille, ni la courbure de ses lèvres, ni l'angle de sa mâchoire. Des cernes bleuté soulignent ses yeux clos. L'idée est mauvaise, mais Adam confronte l'homme qu'il observe à ses souvenirs d'adolescent. Thomas a vieilli, bien sûr. Ils n'ont plus dix-huit ans, mais trente-trois. Il a perdu ses airs de gamin, est resté beau garçon. Bel homme, corrige Adam. Un peu trop à mon goût. Il lève la main et frappe plus fort contre le carreau. Thomas cligne des yeux, ses lèvres esquissent son habituel sourire, malicieux malgré lui.

– Désolé, dit-il en ouvrant la porte. Je me suis endormi.

– J'avais remarqué, merci.

Adam ouvre le coffre, y dépose sa valise. Au moment de s'asseoir sur le siège passager, il remarque une boîte blanche, entourée d'un ruban gris.

– C'est pour toi, dit Thomas. De la part d'Hana.

Adam prend la boîte, l'ouvre. Elle est remplie de sablés. Une délicieuse odeur de cannelle lui monte au nez.

– C'est gentil, murmure-t-il.

La voiture démarre, le chauffage crache de l'air froid. Dans l'habitacle, il fait à peine plus chaud que dehors. Adam fronce les sourcils.

– Ça fait longtemps que tu es là ?

– Pas trop, répond Thomas, évasif.

Il lui jette un regard et conclut :

– Tu me crois pas.

– Je dirais que ça fait une heure. Peut-être deux.

Le rire de Thomas réchauffe l'atmosphère.

– T'es pire que Columbo, toi.

Adam a le plus grand mal à maintenir la commissure de ses lèvres en place. L'envie de sourire est trop forte. Et vous n'êtes pas Sherlock Holmes, lui avait dit Hana. Il faudrait qu'ils se mettent d'accord.

– Pourquoi tu te marres ?

– Pourquoi tu as fini ta nuit dans la voiture ? rétorque Adam.

– Je bosse sur une plateforme logistique. Le dis pas à Lacourt, il serait foutu de m'accuser de concurrence déloyale ou je sais pas quoi.

– Pourquoi tu fais ça ?

– Parce que j'adore charger et décharger des camions. C'est ma grande passion.

Thomas laisse passer une seconde et ajoute :

– Parce que j'ai besoin de thunes.

– Mais...

– Épargne ta salive, je sais déjà ce que tu vas dire.

Adam détourne la tête. Il regarde sans le voir le paysage qui défile. Thomas soupire.

– Lacourt me paye bien, mais pas tant que ça. Les autres sont aux trente-cinq heures. Moi, j'en fais quarante-quatre. Si je touche autant, c'est surtout grâce aux heures supp.

– Tu es endetté ? demande Adam.

– Tu vois une autre raison pour que je fasse du black en plus du reste ?

– Non. Tu fais ça souvent ?

– Trois fois par semaine. Je finis vers six trente, je te récupère une heure plus tard, ça me laisse pas vraiment le temps de rentrer chez moi.

Il est fou, songe Adam. Lui aussi travaille dans les cinquante heures par semaine, mais il est cadre dirigeant et le plus souvent, il reste assis sur un fauteuil.

– Tu es dans la merde à ce point ? demande-t-il.

Thomas passe une main sur le bas de son visage, se frotte la joue.

– Ouais, j'en ai pour des années. Mais Laure et moi, on a vendu notre maison. Le compromis est signé, on touchera l'argent bientôt. Ça me donnera un peu d'air.

Adam ne sait plus quoi dire.

– Excuse-moi de te raconter tout ça, dit Thomas.

– C'est moi qui ai posé la question.

– Je voulais t'en parler de toute façon. Avant Lacourt, de préférence. Il aime bien dévoiler ma vie privée et a une façon bien à lui de présenter les choses.

Ça, Adam l'a déjà remarqué. Le silence retombe jusqu'à ce que Thomas gare la voiture sur le parking de STL. Adam prend une courte inspiration.

– Tout ce qui t'arrive... Ça ne me réjouit pas.

Il est sincère. C'est sûrement le pire pour Thomas.

– Si j'arrive à te faire de la peine, à toi, après tout ce qui s'est passé, c'est vraiment que j'ai touché le fond.

***

Dans son bureau, Adam déguste deux gâteaux à la cannelle. Ils sont recouverts d'un glaçage blanc qui croque sous la dent et fond sur la langue. C'est un régal. Adam envoie un message à Hana pour la remercier et range la boîte dans son tiroir. Plus tard, quand il croise Lacourt, il évoque l'idée de visiter le site de son fils.

– C'est à trente minutes d'ici à peine, s'écrie Lacourt. Je vous accompagne.

Son empressement étonne Adam, mais la tournure que prennent les événements lui convient. S'il s'assoit derrière son bureau, la seule chose qu'il sera capable de faire, c'est de penser à Thomas. Il a besoin d'une occupation plus prenante. Être en mouvement, poser des questions, comprendre, voilà ce qui l'obligera à rester concentrer sur son travail. Ce n'est que lorsque Lacourt insiste pour qu'il monte dans sa voiture qu'il comprend. Son histoire de mal de transport ne l'a pas convaincu, cette sortie improvisée est un test. Adam soupire, s'installe et boucle sa ceinture.

Au premier virage, il a trop chaud et commence à transpirer. Au deuxième, un poids lui tombe sur l'estomac. Regarder droit devant et respirer à fond ne suffisent pas, son corps s'emballe. À ce stade, il devrait demander à Lacourt de s'arrêter. Descendre du véhicule. Retirer sa veste. Marcher le long de la route. Il en rêve, mais Adam résiste encore un peu. Si Lacourt veut le tester, il va être servi.

Cinq minutes suffisent à le rendre malade comme un chien. Lacourt s'arrête en catastrophe, Adam descend en titubant, retire sa veste et même sa cravate. Il défait les premiers boutons de sa chemise en haletant, peine à respirer tant la nausée le secoue. Une main sur la voiture, les yeux clos, il essaie de retrouver son équilibre. Lacourt s'inquiète, le presse de questions auxquelles il ne répond pas. Une sueur glacée recouvre sa peau, imprègne sa chemise. Le vent d'avril le fait frissonner, il perd d'un coup plusieurs degrés et ça lui fait du bien. L'insupportable chaleur reflue, vaincue.

– Est-ce que ça va aller, Monsieur Bathily ?

Sans répondre, Adam sort son portable de sa poche, ignore le sms de Malika et appelle Thomas, qui décroche à la première sonnerie.

– Tu peux venir me chercher ? Je viens de partir du siège, direction Montargis.

Sa voix est mal assurée, son souffle saccadé. Thomas lui demande si tout va bien.

– J'ai connu mieux.

– Ok. J'arrive de suite.

Adam s'assoit en travers du siège passager, les jambes à l'extérieur de l'habitacle, plié en deux. Il ne surjoue pas, même Lacourt le voit.

– Je suis vraiment désolé. Je ne pensais pas que c'était à ce point...

Moins de dix minutes plus tard, Thomas se gare derrière la voiture de Lacourt.

– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande-t-il en se penchant vers Adam.

Lacourt répond pour lui :

– Monsieur Bathily est malade. Nous allons...

– Partez devant, l'interrompt Adam. Je vous rejoins dès que possible. Thomas me conduira.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant