Ces derniers temps, Thomas a rarement l'occasion de se réjouir, mais voir Jérôme le supplier en vain pour qu'il installe cette foutue unité mobile lui procure un agréable sentiment de satisfaction. Bien fait pour ta gueule, mon salaud, songe-t-il en le regardant consulter son smartphone. Les yeux de Jérôme s'étrécissent. Il semble perplexe. Son regard passe du téléphone à Thomas pour revenir au téléphone.
– Tiens, lis ça, dit-il en lui collant l'appareil sous le nez.
Thomas doit relire deux fois le sms pour y croire. Lui, qui s'était juré de laisser de laisser les Lacourt se débrouiller avec leurs conneries et de profiter du spectacle, se rend à l'évidence : si Adam le demande, il va le faire.
– Ok, soupire-t-il.
Jérôme ne cache pas son soulagement.
– Merci, dit-il en tendant une main vers son épaule.
Thomas se dérobe et lui tourne le dos. Une minute plus tard, il a pris la tête des opérations. Les gars l'entourent, il passe ses consignes. Ils s'y mettent à plusieurs pour soulever le centrifugeur et le fixer sur son support, au-dessus de la cuve secondaire. Pendant ce temps, un ouvrier revêt une tenue de protection. Dès qu'il est prêt, Thomas lui montre où faire les points de soudure et demande à tout le monde de reculer. Un silence attentif règne, on entend le grésillement du fer à souder. Le travail fini, Thomas vérifie les points, lève le pouce et passe à la rampe de lavage.
Pendant qu'il l'examine, il sent le regard d'Adam posé sur lui. C'est agréable d'être au centre de son attention. Troublant aussi. Son rythme cardiaque s'accélère. Il inspire par le nez, lentement, et se reconcentre sur la rampe.
– Il faut surélever, annonce-t-il.
L'ingénieur n'est pas d'accord. Thomas s'accroupit, invite l'autre à faire de même, lui propose de revoir ses calculs. Impossible de le nier, la pente est insuffisante.
– Il faut relever de dix centimètres, conclut l'ingénieur à contre-cœur.
Quatre ouvriers, deux de chaque côté, maintiennent la rampe en place. Thomas, allongé dessous, la démonte et la remonte avec des gestes vifs et précis. Toute l'assistance l'observe, mais la seule personne dont il n'arrive pas à faire abstraction, c'est Adam. Thomas n'ose pas tourner la tête dans sa direction, mais il a l'impression de sentir la chaleur de son regard sur sa peau. Jamais il n'a eu autant envie de prouver à quelqu'un de quoi il était capable.
– On va avoir besoin de la citerne, lance-t-il en s'attaquant à la dernière vis.
– Je te l'envoie, répond Jérôme, le téléphone déjà contre l'oreille.
L'espace d'un instant, le temps suspend son cours et se rembobine comme un vieux film, comme si Thomas et Jérôme étaient encore amis, qu'ils retrouvaient l'habitude de travailler ensemble, main dans la main. Puis l'image se brouille avant de disparaître tout à fait. L'installation se poursuit. Pendant que ses collègues s'occupent des réglages, Thomas fait le tour de l'unité mobile et insiste pour installer un clapet anti-retour entre les deux cuves.
– Ce n'est pas prévu aux plans ! proteste Lacourt en bombant le torse.
– Laisse-le, dit son fils. Il sait ce qu'il fait.
Le client acquiesce, Adam aussi. La citerne arrive, se gare devant l'unité mobile.
– On passe aux raccordements, dit Thomas, une fois son clapet en place.
Même l'ingénieur boit ses paroles. Thomas choisit deux collègues pour travailler avec lui sur la cuve principale, demande aux autres de s'occuper de la conduite d'évacuation. Les tuyaux sont longs, lourds, difficiles à manier. Les hommes comptent avant de les soulever, unis dans l'effort. Quand la citerne est reliée à l'unité mobile, Thomas s'essuie le front. Il n'a plus rien à faire et se sent bizarrement vulnérable. Comme si la réussite de ce projet, dont il avait à peine entendu parler, dépendait uniquement de lui.
Un mouvement lui fait tourner la tête. Il est surpris de voir Adam prendre place à côté de lui.
– Beau boulot, dit Adam, les yeux rivés sur l'unité mobile.
– Attends, se défend Thomas. Je te garantis pas que ça va marcher.
Adam s'en moque. S'il a demandé à Thomas d'installer l'unité mobile, c'est parce qu'il avait envie de le voir à l'œuvre. Il n'est pas déçu, le spectacle lui a plu. Peut-être que les larges épaules de Thomas n'y sont pas pour rien. Il secoue la tête, comme pour chasser des pensées désagréables.
– Que l'unité fonctionne ou pas, tu as été l'homme de la situation. J'en suis témoin et même Lacourt ne pourra pas dire le contraire.
– Merci, murmure Thomas.
Il voudrait ajouter quelque chose, mais déjà, Jérôme ouvre les vannes de la citerne. Le moment de vérité est arrivé. Tout le monde fixe l'unité mobile, l'assistance retient son souffle. Une eau grumeleuse d'un vert phosphorescent se déverse dans la cuve principale. Adam et Thomas gardent les yeux rivés sur la rampe de lavage. Enfin, l'eau s'y écoule, claire comme de l'eau de roche, tandis que des kilos de boue verte, pressée et essorée, sont évacuées vers un bac de rétention.
– Impressionnant, conclut le client en applaudissant.
Et Adam applaudit avec lui, bientôt suivi de tous les autres.
***
D'habitude, quand Stéphane Lacourt est furieux, tout STL est au courant. Les portes claques, les cris fusent, il passe des coups de fil incendiaires et menace de mettre sa secrétaire à la porte. Mais dans son bureau, en compagnie de son client et de ce satané Adam Bathily, Lacourt doit se contenir. Pire : il est censé faire bonne figure. Le test de sa nouvelle unité mobile est contre toute attente un véritable succès. Personne n'aurait compris qu'il tire la tronche et envoie balader son personnel. Bien évidemment, le problème n'est pas que l'unité mobile fonctionne. Le problème, c'est à cause de qui elle fonctionne.
– Je ne savais pas que Thomas Delbarre travaillait pour vous, dit Franck Dumas.
– Il me fait ce plaisir depuis février, grommelle Lacourt.
– Vous avez de la chance. C'est un expert dans son domaine. J'ai rarement vu quelqu'un mener si bien ses équipes.
Trop, c'est trop. Lacourt oublie son sourire forcé, les vannes cèdent, il déverse son poison.
– Lui ? Le seul endroit où il les a menées, c'est au dépôt de bilan. Trente ans que la boîte de son père travaillait pour nous. Le travail de toute une vie qu'il a envoyé à la poubelle !
Le client échange un bref regard avec Adam avant de répondre, prudent :
– C'est le lot de tout chef d'entreprise. Parfois le succès est au rendez-vous, parfois non. Thomas a peut-être manqué de chance.
– Vous connaissez beaucoup de malchanceux qui laissent plus de cent mille euros de dettes derrière eux ? Moi, j'appelle ça des incapables.
Difficile de dire qui d'Adam ou du client est le plus gêné. Assis côte à côte, ils ont autant envie l'un que l'autre de quitter le bureau. Monsieur Dumas essaie de changer de sujet, sans succès. La diatribe se poursuit, Adam ne l'écoute que d'une oreille. Cent mille euros, se répète-t-il, incrédule. C'est pire que tout ce qu'il avait imaginé.
– Heureusement que j'étais là, conclut enfin Lacourt. J'ai repris la plupart de ses salariés. C'est pour moi qu'ils travaillent, aujourd'hui.
Maintenant qu'il a dit ce qu'il avait à dire, il se sent mieux. Qu'importe s'il doit son succès du jour à Thomas Delbarre, ce petit salopard est fini, anéanti. Lacourt s'en est personnellement assuré. Et il ne fait jamais les choses à moitié.
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Note de fin de chapitre : je vais devoir ralentir le rythme de publication parce que j'ai publié tous les chapitres que j'avais en réserve. N'hésitez pas à me dire en commentaire ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas selon vous, ça me sera utile à la réécriture. A très vite pour le chapitre 23 !
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Une petite histoire de vengeance
Storie d'amoreLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...