Dans la salle, un groupe fait plus de bruit que les autres. Adam n'est pas surpris de découvrir Thomas parmi les fêtards. Ils sont une dizaine, un peu plus d'hommes que de femmes, tous en jean, chaussures de sécurité et veste siglée STL. Un coup d'œil suffit pour juger de leur entente. Ils discutent, se lancent des plaisanteries, rient toutes les trente secondes. Thomas et sa bande, comme au lycée. Une vision qui rappelle à Adam de mauvais souvenirs - encore.
Puis Lacourt débarque. Le silence se fait. Adam se décale sur la droite pour mieux voir. Son interlocutrice, une cheffe de projet, ne remarque rien et continue à l'assommer de détails techniques auxquels il ne comprend rien. Il voit Lacourt dire quelque chose et Thomas vider le fond de sa coupe. Les deux hommes quittent la salle. Une minute plus tard, Lacourt revient. Seul.
Sans Thomas, le petit groupe est nettement plus calme. Les discussions sont devenues des messes basses et les visages renfrognés ont remplacé les rires. Même de loin, Adam sent que quelque chose couve. Les regards de la bande se posent sur lui, hostiles. Au début, il espère que son imagination lui joue des tours, mais très vite, il en est sûr. Deux jours ont suffi à ce qu'il devienne une cible pour la meute de Thomas - encore. Ça l'inquiète, mais pas autant que ça le révolte. Il refuse de baisser les yeux, de se laisser impressionner. C'est lui qui l'emporte : la bande quitte la fête.
Un quart d'heure plus tard, il prend lui aussi le chemin de la sortie. Lacourt essaie de le retenir, sans succès. Même s'il est l' « invité d'honneur », Adam n'a qu'une envie : être seul. Il s'attendait à ce que le bâtiment administratif soit désert, mais les bruits d'une conversation lui parviennent. De la lumière s'échappe de son bureau, à travers la porte entrouverte. Adam s'avance sur la pointe des pieds, l'oreille tendue. Il reconnaît la voix de Thomas.
– Lacourt va pas me lâcher. Il veut que je lui serve de chauffeur.
– Je ne comprends pas, dit une voix féminine. Pourquoi toi ?
Adam ose à peine respirer, de peur de rater un mot.
– Y'a rien à comprendre. C'est pour m'humilier.
– Mais Bathily, qu'est-ce qu'il veut ? Se venger ?
Adam se colle contre le mur, essaie de se fondre dans la surface lisse et froide. Son cœur bat trop fort tandis que les derniers mots de la femme se répercutent dans son crâne. Se venger, se venger, se venger... L'évidence s'impose à lui. Elle sait, elle aussi. Sa gorge se creuse, il ne parvient plus à avaler sa salive.
– C'est ce que tu ferais, à sa place ? demande Thomas. Tu me forcerais à rentrer à poil chez moi tous les soirs ?
Le rire de la femme pousse Adam hors de l'ombre. Il se rend à peine compte de ce qu'il fait, si ce n'est que la discrétion à laquelle il s'astreignait n'a plus lieu d'être. Il pousse la porte, l'entend grincer comme dans un mauvais film. La femme sursaute, Thomas se fige. Ils le regardent avec la même expression, celle de deux rats pris au piège. Ils tiennent à la main les documents qu'ils étaient en train de classer dans la bibliothèque. Adam a envie d'y mettre le feu.
– Sortez de mon bureau, ordonne-t-il à la femme.
C'est une petite brune, très ronde et très jolie, mais il n'est pas en état de le remarquer.
– On discutait juste, se défend-elle en reposant un livre de compte sur le chariot. On...
– J'ai dit : dehors.
Les yeux de la femme s'étrécissent.
– Mais...
– Fais ce qu'il dit, Hana.
La femme jette un regard hésitant à Thomas, qui ajoute :
– S'il te plaît.
Enfin, elle part. Adam claque la porte derrière elle. Il tremble, de fureur et de honte. Il a envie de casser la gueule à Thomas. Mieux que ça, il pense que s'il essayait, il aurait le dessus. Tout son corps est tendu, prêt au combat. Une part de lui n'attend que ça. Depuis quinze ans, peut-être.
– Combien de personnes sont au courant ? demande-t-il.
– Juste elle.
– Ne mens pas, putain !
Malgré lui, Adam compte. Lacourt, la femme, certainement toute la petite bande qui le regardait mal tout à l'heure. Bientôt, la rumeur colportera les détails croustillants de son calvaire aux quatre coins de STL. C'est sûrement déjà le cas, songe Adam. Devant moi, personne ne parle, mais dans mon dos, ça ricane. Et Lacourt... Une bouffée de rage soulève sa poitrine.
– Ça t'a pas suffi au lycée ? T'en veux encore, c'est ça ? Casser du pédé ?
Envolés, les bonnes manières et le français correct. Des mois d'entraînement pour ne plus oublier la double négation balayés en vingt secondes. Si Adam se voyait, il ne se reconnaîtrait pas. Une boule de nerfs à vif. Thomas n'en mène pas large.
– Je te jure que...
Adam ne le laisse pas finir sa phrase. Il quitte le bureau, s'éloigne à grands pas, presque en courant. Ce n'est pas une fuite, c'est une mesure de sauvegarde. Il ne veut pas se battre, quand bien même l'issue serait à son avantage. Trop de travail, trop d'efforts seraient réduits à néant. Il tient à sa réputation. Celle d'un homme brillant, dur en affaires, capable de parer tous les coups et que rien n'ébranle, jamais. Mais que reste-t-il de cette image qu'il a mis tant de temps à construire ? En faisant resurgir le passé, Thomas l'a dynamitée.
Adam passe devant le PC sécurité sans un signe pour le gardien. Sur le parking, des salariés le saluent aimablement. Il trace sans leur répondre, ne remarque même pas le silence stupéfait que son impolitesse provoque. Lui, d'habitude si sensible à ce genre de détails, s'en contrefiche. Il s'engage sur la route, prend la direction de son appartement comme s'il était distant d'un ou deux kilomètres et non de vingt-cinq. C'est d'autant plus ridicule qu'il n'a sur lui que son portefeuille et son téléphone. Ses clés sont restées dans sa mallette, au bureau. Que fera-t-il dans trois ou quatre heures, quand il arrivera enfin au pied de son immeuble ? Il l'ignore. Sûrement passer la nuit à l'hôtel, puis aller travailler dans ses habits de la veille.
À moins qu'il ne parte. Prendre le train. Rentrer à Paris. Expliquer la situation à Monsieur Burnett. La mission vient juste de commencer, son remplacement ne sera qu'une formalité. Ni STL ni le groupe n'en souffriront. Adam n'aura qu'à dire qu'il pense aux dix-huit millions avant de penser à lui-même. Un mensonge, mais un mensonge pieux. Burnett ne lui en tiendra pas rigueur. Une question de confiance, d'années passées à travailler ensemble, de dossiers complexes qu'ils se sont échinés à déminer, presque toujours avec succès. Il est encore temps d'abandonner, songe Adam. Je pourrais reprendre le dossier de Newcastle, partir deux-trois mois me changer les idées.
Un bruit de moteur vient troubler le chant des oiseaux. Adam quitte le bas-côté pour se mettre dans l'herbe. Il n'y a pas de trottoir, les voitures roulent vite sur les routes de campagne. Pas celle-là. Elle ralentit, s'arrête à sa hauteur, allume ses feux de détresse. Adam reconnaît le véhicule et il reconnaît le conducteur. Thomas. Encore.
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Une petite histoire de vengeance
عاطفيةLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...