Calendula

20. LE TRACEUR

ALDEN
Selma, Alabama, 08 Juin 2023, 22h30.

Il est tard lorsque je m'insère dans la ruelle de Selma. J'éteins les feux de croisement et avance à l'aveugle dans la pénombre de cette soirée sans lune avant qu'on ne me repère. Je coupe le moteur peu de temps après m'être garé sur le bas-côté et souffle un bon coup. J'analyse les alentours, soucieux qu'on m'ait repéré malgré mes précautions. Je ne voudrais pas mettre en péril tout ce que j'ai entrepris jusque-là pour une erreur si futile.

Tout est désert, pas un chat ne se faufile dans l'allée. Je pourrais même entendre une mouche voler s'il y en avait. Bien que le calme n'annonce généralement que la tempête, je me rassure en me disant que je maîtrise la situation. Du moins, c'est ce que j'essaie de croire.

D'ici j'ai un angle de vue parfait sur l'hôtel dans lequel ma cible s'est réfugiée. La rue est étroite et peu éclairée mais je compte bien sur la qualité de mon objectif pour figer ma protégée dans le temps.

Dissimulé derrière les feuillages, j'attrape mon sac sur la banquette arrière et me prépare pour la longue nuit qui m'attend. Je sors l'appareil photo de sa pochette et emboîte le zoom sur le cadran avant de le pointer droit sur le bâtiment face à moi. Je fixe l'écran et effectue quelques manipulations pour augmenter la luminosité. J'ai une vue imprenable sur la porte vitrée du hall et les fenêtres avoisinantes. Le bâtiment semble mal entretenu, du lierre s'accroche le long des murs extérieurs menaçants d'engloutir l'immeuble sous son feuillage. Seule l'entrée scintillante fait mouche dans le cadre.

Un bâillement se libère sans crier gare et je soupire de désespoir. Je saisis mon thermostat au fond de mon sac à dos et me sers un café, primordial pour tenir éveillé, que je cale ensuite dans le porte gobelet. Je recule un peu mon siège et patiente.

Je n'ai presque pas dormi durant ces septs longs jours, ne voulant pas manquer la moindre activité. La fatigue travaille mes traits, me créant des poches bleutées sous les yeux. Chaque fois que Morphée finit par avoir raison de moi, je me réveille en sursaut, hanté par la clarté de ses iris. Ceux de cette fille qui m'ont hypnotisés toute mon enfance.

Joshua me parlait sans cesse de cette obsession qu'il avait pour la femme que je traque, me faisant croire que nous étions semblables. Il restait extrêmement vague dans ses propos, mais ses yeux brillaient d'une lueur sombre et douloureuse, comme s'il avait peur qu'on n'effleure sa dulcinée. J'ai bien vu au fil de ces deux années à ses côtés que ce n'était qu'un moyen de m'amadouer. Il tentait de me rassurer en m'affirmant que je n'étais pas fou, et que je n'étais pas seul avec ce problème.

Pourtant, il n'y a rien de banal là-dedans. Une personne normalement constituée ne plaquerait pas toute sa vie pour traquer une étrangère qu'il n'a croisé que brièvement, ni même quelqu'un qu'il a aimé d'ailleurs. L'amour sincère veut justement laisser l'être aimé trouver son bonheur, quel qu'il soit, même si cela implique de s'éloigner de celui qui l'aime incommensurablement.

Seulement à l'époque je l'ignorais. Je lui ai donc déjà proposé de mener mon enquête sur elle, mais il a refusé catégoriquement. Il ne voulait pas en entendre parler.  Il m'a affirmé que c'était une histoire entre lui et elle. C'était son jeu de piste à lui, celui d'un chat appâtant sa proie en la manipulant pour son propre plaisir. J'ai supposé que ce devait être une de ses exs. Mais n'est-ce pas flippant de pourchasser une personne qui ne veut plus de lui ?

Je chasse cette pensée de mon esprit. Je ne suis pas là pour remettre en cause ses actions. J'ai un objectif à accomplir mais je culpabilise quelque peu de me pointer devant chez elle. Ce genre d'opérations ne me met jamais vraiment à l'aise, entrer dans l'intimité d'autrui me laisse perplexe. J'ai la sensation de franchir une ligne invisible entre le bien et le mal, de faire quelque chose de malsain. Après tout, il n'y a que des sociopathes pour agir de la sorte.