La mélodie du bonheur

Chapitre 14

"Les moments de bonheur partagés en famille sont les perles qui composent le collier de nos vies." Ivan Tourgueniev

Point de vue d'Abby

La voix éraillée de l'animateur Allan Miller retentit dans l'appart, accompagné des succions de Tammy qui tète son biberon dans les bras d'Evy. C'est un moment privilégié entre elles que je prends plaisir à contempler chaque nuit. Sauf que cette fois-ci, j'accompagne mon observation en dévorant un paquet de chips au vinaigre que ma sœur a laissé traîner sur la table. Moi qui me plains de ne pas parvenir à perdre mes huit derniers kilos de grossesse, je devrais arrêter... mais non, c'est trop bon. Demain sera un autre jour, et peut-être le bon cette fois-ci. En attendant, je préfère ignorer la bouffée de culpabilité qui m'étreint.

― C'est dingue comme les gens adorent se créer des problèmes, déclare Evy. Qu'elle s'amuse avec ses gosses si c'est si important pour elle.

Je reporte mon attention sur la problématique de l'auditrice. Une mère de famille a un besoin compulsif que sa maison soit toujours en ordre. Lorsque ses enfants rentrent soit de l'école, soit de leur activité sportive, ils balancent leurs affaires là où il y a de la place avec pour seul objectif de dévorer leur goûter comme si c'était le seul repas de la journée. Et le tout dans la joie, mêlée aux cris de protestation et d'agacement de leur mère.

― Expliquez-moi le fond de votre problème ? s'enquiert Allan Miller.

― Eh bien comme je vous l'ai expliqué, il y a des règles à la maison et j'ai l'impression que mes enfants...

― Désolé de vous couper, mais je vous demande la source du problème ?

Elle prend un moment de réflexion et soupire comme si ça lui en coûtait.

― Ma mère. Elle nous rend souvent des visites surprises et ça me stresse. Elle inspecte tout dans l'appartement et j'ai sans cesse l'impression de ne pas être à la hauteur. Elle m'a élevée avec le principe qu'une maison propre qui respire l'ordre est le signe d'une famille bien éduquée.

― Elle devrait s'en foutre ! s'emporte Evy.

― D'accord, c'est sa vision, mais qu'elle est la vôtre ? l'interroge Allan Miller.

― Je suis fatiguée de crier sur mes enfants qui ne font rien de mal dans le fond.

― Et... ? persiste-t-il comme s'il avait déjà cerné le problème.

― J'ai l'impression de ne pas être une bonne mère.

Elle renifle, ce qui semble exaspérer ma sœur qui roule des yeux en l'air. Je termine ce que j'ai en bouche pour répondre à Evy, mais elle me devance :

― Si elle veut le tout et son contraire, c'est normal.

― Être une bonne mère signifie quoi pour vous ? la questionne l'animateur.

― Ne sois pas aussi critique, Evy. Tu sais à quel point les parents ont une influence sur nos vies.

Mon regard entendu concernant notre père lui intime un moment de réflexion. Elle pose le biberon vide sur la table et positionne la tête de Tammy sur son épaule. L'auditrice rompt notre échange et finit par nous confier :

― Pouvoir m'asseoir avec mes enfants et leur demander comment s'est passée leur journée tout en savourant le goûter que je leur ai confectionné.

― C'est une excellente idée, faites-le, lui conseille Allan Miller.

On perçoit clairement le soupir désabusé de l'auditrice.

― Je sais que si ma mère passait à ce moment-là, elle gâcherait tout. Alors je les oblige à tout ranger avant de se mettre à table. Mon plus jeune fils joue au football américain et il ramène autant de terre séchée que d'herbes après ses entraînements. Quand il a terminé de tout nettoyer, il est le dernier à prendre son goûter. Je vois bien que ça casse sa spontanéité et son enthousiasme à ce que l'on se retrouve tous ensemble, mais c'est plus fort que moi... (Elle lâche un souffle à fendre l'âme.) Je stresse alors je crie tant que tout n'est pas nickel. L'aîné a fini par préférer manger seul dans sa chambre.