𝐍𝐢𝐧𝐞𝐭𝐞𝐞𝐧𝐭𝐡

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« Qui a troublé la nuit
Comme on trouble l’eau de la mare ?
Qui s’est enfui
Avec à son bras ma mémoire ? »

La mélodie du clair de lune répandait ses charmes à la ronde.
Excepté un chuchotement lointain, seule sa respiration irrégulière subsistait dans l’espace.
Il se battit avec ses paupières, parvenant à les ouvrir alors que des pas se faisaient entendre.

Il vit une ombre, une grande et belle ombre aux cheveux bouclés, à la bouche souriante.

- Bonjour, Kai.

L’air hagard, les cheveux en bataille, il l’interrogea du regard. Elle avait une aura maternelle, la douceur d’un parent quand l’orage éclate à l’extérieur.
Justement, par-delà les vitres couleur fumée au bord de son champ de vision, il voyait le monde. Un amas de gris, des tours grises, des toits gris, des nuages, encore et toujours des nuages. Il lui venait des phrases, par milliers, dans la tête. Des phrases dont il n’arrivait pas à se souvenir de la provenance. Des phrases prononcées par des gens, il ne savait plus quand. Elles disaient toutes le déclin, la grisaille, le brouillard et la tristesse. Elles étaient toutes mélancoliques, remuaient en lui comme des sables mouvants, plus il s’en approchait et plus le fond l’appelait. Des sables mouvants qui avaient effacé sa mémoire.

- Tout va bien, tu es en sécurité, ici.

Mais sa respiration ne fit qu’accélérer. Il avait entendu ça, aussi. Il se souvenait qu’on lui avait promis la liberté, un foyer, une vie. Et puis il se souvenait du choc électrique. Du métal froid contre son dos, du feu sur son visage. Du feu qu’un nombre infini de brises nocturnes n’auraient pu apaiser. La douleur, cachée au fond de son esprit, ou plutôt l’écho de cette douleur, le ramena en arrière, pas très loin, mais la frise chronologique de son cerveau était endommagée, alors il ne savait plus très bien. Cela faisait un bruit sourd, celui du sang contre ses tempes mais aussi des bottes. Des bottes noires à la semelle lourde qui claquaient contre le sol en béton. Des bruits, des mouvements dans l’air, le chant étouffé d’un oiseau, un souffle, une pression de la paume, accompagnée de cette sensation familière de l’anneau fin qui vient taper contre le dos de sa main. Encore d’autres bruits, des notes, un piano, la porte d’entrée qu’on ouvre en poussant avec l’épaule parce qu’elle force un peu, le tissu léger du pantalon noir pour l’été, le goût de la glace à la fraise, face à une tour dont le nom lui échappe, des rires. Des rires, oui des rires, des fossettes, des clins d’œil, les pupilles qui s’étrécissent dans l’obscurité, la lampe torche en équilibre précaire sur le meuble à côté de la télé. Des rires quand elle tombe, le vacarme sur le plancher, ce garçon brun qui chante à tue-tête, l’autre qui regarde le plafond parsemé d’étoiles en plastique phosphorescentes. Des bruits, quand ils vivent, des rires chaque jour, sous ce soleil de plomb, le mascara qui coule après un plongeon forcé dans la piscine, les essayages, les défilés devant la cabine en attendant de se faire virer par le gérant. Le brun qui recommence à chanter, le blond qui lui court après, le châtain dans son coin occupé à sourire, à profiter de l’instant. L’autre, le plus grand, l’air un peu paumé, les pommettes hautes, attend adossé au mur, dans un autre monde pas si lointain, puisqu’il finit par décrocher de sa lune, quand il est prit à parti dans la bataille. Il court aussi, pendant que la scène est noyée sous leurs rires. Des rires, de la joie. Il a oublié ce que ça faisait. Il a tout oublié, à vrai dire. Est-ce que c’était obligatoire, d’en passer par là ? Fallait-il vraiment qu’il soit privé des noms, privé des lieux, privé de son temps pour sourire à nouveau ? Quel être cruel lui avait dérobé ainsi les pans les plus importants de sa personne ? Il n’en savait rien. Il ne savait plus rien. Des bruits, quand il nota ses mots sur le papier. Le frottement irrégulier de la pointe du stylo contre le grain fin de la feuille blanche. Ce bruit qui résonnait dans le silence et pourrait tout faire exploser, mais qui n’existait pas dans leurs rires. Parce qu’ils étaient indescriptibles. Parce qu’on écrit pas sur la joie. On raconte la tristesse, on raconte le malheur, on raconte qu’il Était Une Fois et qu’à la fin Ils Meurent. On ne peut pas raconter les rires, on peut raconter les larmes qui les ont suivis. Ces pleurs de toutes les couleurs qui coulent et coulent comme la neige depuis le sommet de la montagne. Ces pleurs qui reflètent la lumière comme des miroirs mais qui aveuglent. Ces pleurs qui ne sont rien sans les rires mais qui s’amusent à les ternir. Et ces rires teintés de larmes qui veulent tout dire. La mine du crayon s’était cassée. Il resta là face à la page vierge. Sans mots elle n’est rien, rien qu’un morceau de papier, sur lequel on peut verser autant de larmes que de rires, sauf que les larmes se verront et que les rires s’évaporeront. Dans du bruit. Dans le bruit du sablier qui se brise. De la lune qui se décroche. Dans le sol grondant sous la folle course de son corps la recherche du moyen de respirer. Sans pleurer. Sans crever l’abcès. Il reposa la pointe tachée d’encre sur le vide blanc. Jamais la neige n’a été aussi longue. Mais ce n’est pas étonnant, finalement, sans soleil. Il repensa aux bruits, aux rires, aux larmes. Il esquissa un demi sourire, son tout dernier demi sourire de sa vie d’avant. La sensation du crayon entre ses doigts était si agréable, il aurait pu rester ainsi pour toujours. Avec un monde au ralenti, sans vies, sans rien pour le déconcentrer, le décourager.

- Tout va bien ? Tu sembles ailleurs…

Ça pour être ailleurs, il l’était. À des millions de kilomètres de là, loin, loin, très loin. Avec ces gens et leurs moments passés ensemble qui appartenaient sans nul doute à une autre vie.

- Kai… Surtout ne t’inquiètes pas, je ne vais pas te faire de mal, je vais même tout faire pour t’aider.

Il releva le menton, les yeux soudain remplis d’espoir. Il n’avait pu s’en empêcher, le ton  qu’elle avait employé aurait pu lui faire croire à une avalanche en plein désert.

Leurs yeux se rencontrèrent, les siens sombres et brisés, noirs et voilés, s’échouèrent dans ses iris gris et bleus, comme une mer calme de fin d’hiver.

- Tu… tu vas m’aider ?

Elle s’accroupit à sa hauteur après avoir franchi la distance qui les séparait. Les coudes sur les genoux, les pieds fermement plantés dans le parquet couleur sable, elle avait l’air sûre d’elle, tout son contraire, en soi.

- Oui, Kai. Ensemble, on va réussir à retrouver les garçons. Tu vas pouvoir continuer ta vie d’avant.

Son enthousiasme s’étouffa dans l’œuf. Il mourut sur le champ pour ne laisser qu’un cœur lancé par l’élan près à s’écraser dans la descente.
Il n’y avait pas de vie d’avant. Il n’y en avait plus. Il avait oublié, oublié leurs noms, leurs passions, leurs rêves.

Qui étaient ces gens, de toute façon ?
Il ne savait pas. Avait-il su, un jour ?
Il ne savait plus. Pouvait-on réécrire ce qui avait été effacé ?

Les pensées oscillantes, la poitrine enserrée en un étau indestructible, il tenta de reprendre son souffle. Mais il avait beau se persuader que c’était mieux ainsi, il n’arrivait pas à se retirer de la tête cette impression bizarre qu’il loupait quelque chose. Une chose importante. Obnubilé par le mal qui semblait le ronger, il laissa filer ce sentiment. Ce n’était pas important. Ça ne l’était plus.
Ses paupières se fermèrent d’elles mêmes et il se laissa retomber sur le lit dans lequel elle l’avait allongé. Une petite voix se mit à parler dans sa tête, mais il n’en était pas à ça près, alors il la laissa monologuer.
Elle lui annonça qu’il aurait tout à gagner à écouter cette grande fille si gentille. Qu’il devrait être patient, s’il voulait un jour pouvoir comprendre. S’il voulait un jour pouvoir se souvenir.
La fatigue le faisait halluciner, sans doute, puisqu’il vit ensuite sa sauveuse saisir un pistolet rangé dans un tiroir et vérifier le nombre de balles présentes à l’intérieur.
C'était peut-être déjà un rêve. Peut-être que tout ça n'était qu'une illusion, au final. Le ciel sans tain et les miroirs tueurs. Les sourires envolés et les baisers volés pour tenter de freiner l'aiguille du temps qui courait. Peut-être qu'il se réveillerait de ce long songe débuté en été. Peut-être qu'il comprendrait tout plus tard, bien plus tard. Ou jamais, mais ce rêve n'était pas pire qu'un autre.
Tout doucement, il s’enfonça dans le sommeil, en chien de fusil contre les draps, à attraper des fils de chaleur au hasard pour s’en faire un cocon. Il ne l’entendit pas s’approcher, murmurer des choses, s’agenouiller à côté de lui. Il ne sentit pas le tissu humide qu'elle porta à son front brûlant, ni le soin qu'elle mit à ajuster ses oreilles.
Il ne vit pas toutes les émotions complexes qui passèrent dans son regard quand elle se releva et marcha vers la fenêtre. Quand ses doigts fins effleurèrent le verre froid, que son souffle forma un nuage éphémère dessus. Il ne goûta pas à l'odeur métallique qui immergeant son palais alors qu'elle se courbait en deux, prise d'une quinte de toux effroyable. Il ne comprit pas sa détresse, n'en vit jamais le bout de la queue. Elle savait garder ses secrets, il ne connaissait même pas son nom. Finalement, elle n'était qu'un autre esprit mourant sur son chemin. Un autre fantôme, une autre qu'il oublierait.

    - Fais de beaux rêves, Kai.

 Pourquoi fallait-il que le monde entier se noie ainsi ?

||𝗕𝗼𝘂𝗻𝗰𝗲𝗿𝘀||Où les histoires vivent. Découvrez maintenant