Les chroniques des Fluctuantes

Chapitre 4 Le Procès - Partie 1

       Les Fluctuantes s'éloignèrent les unes après les autres de l'arbre aux mortes, ne laissant autour de moi que celles de ma caste. Ashera me jeta un regard noir et fit signe à Tiziris de rester à mes côtés. Je voulais remercier mes aînées mais tout dans leur comportement m'indiquait leur animosité. Elles n'étaient visiblement pas heureuses que je m'en sorte à si bon compte.

-"Et maintenant ?" demandais-je à ma marraine qui restait enfermée dans une colère sourde.

Pour toute réponse, je reçu une vague de douleur au niveau de la nuque qui me fit tomber au sol. Ma marraine m'agrippa les cheveux et me tira de force pour que je la suive. Je tombais plusieurs fois lourdement à terre et Tiziris me laissait à peine le temps de me relever. Il ne me venait même pas à l'idée de protester car son énergie vengeresse continuait de parcourir mon corps. Nous nous retrouvâmes assez vite devant l'oreille noire. 

Mon corps avait été traîné dans la boue, ma peau arrachée par des branches et des pierres qui jonchaient le sol. J'étais meurtrie dans mon corps et dans mon âme. Erictho était morte, je l'avais tué. On aurait dû chanter mes louanges ! Cette sœur n'était qu'un fardeau pour notre communauté mais au lieu de cela, ma caste m'avait protégé des fureurs d'Hérodiade pour mieux me condamner. Je me relevai tant bien que mal et pénétra à la suite de Tiziris, dans les grottes qu'abritait le temple des tueuses. Les galeries étaient très sombres et mes yeux mirent du temps à s'accoutumer. 

Je me laissai guider par ma marraine qui relâchait peu à peu la pression de son énergie. Arrivée devant l'entrée aux flammes bleues, Tiziris me poussa pour que je passe devant elle. Nos sœurs tueuses nous avaient devancées. Les tables et le peu de meubles de la salle principale avaient été rangés et collés aux parois. Au milieu de la pièce, un grand cercle de cendres noires  s'étalait au sol.  Un unique siège de bois se dressait en son milieu. Un autre cercle, plus petit et excentré, était enfermé dans le premier. Toutes les tueuses avaient déposé leurs armes au sol, lames et pointes sur la cendre du plus grand cercle, dirigée vers l'intérieur de la forme géométrique. Tiziris me poussa durement dans le grand cercle :

-"Va dans le plus petit des deux. Et reste debout, ça te changera."

Ma marraine invoqua son manteau noir de cérémonie et entra dans le plus grand des cercles. Elle tapa du pied comme pour annoncer quelque chose mais ne dit rien. Aussitôt que son talon toucha le sol, les flammes bleues du sanctuaire redoublèrent d'intensité et les tueuses présentes se drapèrent, elles aussi, de l'habit cérémoniel. Elles s'installèrent les unes après les autres dans les gradins de racines qui parcouraient la pièce. 

La lumière du jour pénétrait difficilement par les petites meurtrières creusées dans la roche et la pénombre cachait à peine ma honte. Je ne voyais sur le visage de mes sœurs, assombri par de larges capuches, que le tatouage de ma caste sur leur menton. Je sentais une énergie lourde, épaisse et suffocante circuler entre elles. La colère grondait et ne demandait qu'à éclater. J'allais passer un sale moment.

Ashera traversa les flammes bleues qui s'étaient écartées à son passage pour ensuite se refermer et tripler de volume. Elle se plaça face à moi en rejoignant Tiziris dans le grand cercle et s'assit sur le trône de bois pour le jugement. Le sanctuaire des tueuses était désormais hermétique à toute intrusion, même Hérodiade n'aurait pu y pénétrer sans rejoindre Thanatos.

-"Mes sœurs"; dit Ashera en levant la main droite ; "nous sommes ici pour connaître ce qui s'est réellement passé lors de l'épreuve des castes et ce qui va en découler pour nous, les tueuses. Tiziris a réussi à éloigner les soupçons d'Hérodiade sur l'une des nôtres, nous permettant ainsi de faire justice nous-même."

La voix d'Ashera galvanisait mes sœurs. Des claquements de langue se firent dans toute la salle du temple. J'avais été sauvée pour mieux être condamnée.

-"Nous ne tolérerons pas le jugement de notre Dominante dans cette affaire car elle touche l'une des nôtres et c'est à nous, membres de la caste des tueuses, d'en prendre la responsabilité."

Les claquements de langue redoublèrent. Tiziris me foudroya du regard et par un simple mouvement de la main, elle commanda à son énergie de me faire plier les jambes. Je me retrouvais à genoux devant l'assemblée tout entière, même devant Canidia. Je prenais ça comme une humiliation suprême! Je ne pouvais pas exprimer ma rage ni ma colère, mais je la sentais bouillonner en moi.

-"Tiziris a marqué sa protégée qui va devoir nous expliquer à quel point elle est impliquée dans la disparition de la jeune Erictho. Parle Meora, nous t'écoutons."

Un silence pesant s'installa mais ma colère avait remplacé toute forme de honte que j'avais pu ressentir jusque-là. Comme j'en avais rien à foutre de son beau discours ! J'avais fait ce qu'il fallait pour rester en vie ! C'était une histoire personnelle entre la sombre et moi et j'enrageais de devoir être jugée de la sorte. Cela ne les concernait pas ! Tiziris, qui ressentait ma résistance, se rapprocha de moi et me planta ses ongles dans le visage. Elle rajoutait de son énergie pour que je lui obéisse.

-"Parle Meora.", cracha Tiziris. "Je te l'ordonne."

Mon corps trembla de douleur et je sentis mes yeux se révulser sous mes paupières. Tiziris me torturait pour briser mes dernières barrières. J'étais une fois de plus, sous son contrôle. Sans que ce ne soit de ma propre volonté, je m'entendis dire :

-"Oui, j'ai tué Erictho durant l'épreuve des castes et si c'était à refaire, je recommencerais sans hésiter ! Canidia n'a pas menti. Erictho était à moi, c'était mon combat et personne ne devait me l'enlever !"

J'entendis quelques froissements de tissu venant des gradins. Les sœurs étaient toutes ouïes à mon aveu. Canidia, assise aux côtés de sa marraine Yourga, ne tenait plus en place. Elle se dandinait sur son siège comme un chat prêt à bondir sur sa proie. Tout en jetant des regards à Ashera, elle paraissait horriblement satisfaite. Elle se voyait déjà première nouvelle sœur et jubilait de ce nouveau statut. Ma fin était proche et voir Canidia s'en réjouir, me dégoûtait au plus profond. 

Sans l'énergie de la sœur inconnue en moi, je ne pouvais plus faire de coup de bluff et cette fois, je ne pensais pas m'en sortir. Comment les tueuses exécutaient–elles une sœur, c'est ce que j'aurais aimé savoir. J'espérais seulement que ce ne serait pas Canidia qui m'achèverait. Rien que de l'imaginer usant de mon énergie me donnait la nausée.

-"Tiamat prend la parole.", cria une des anciennes dans l'assemblée. "Comment peut-on être sûre que Tiziris ne manipule pas sa protégée par son énergie pour lui faire dire tout ça, Ashera ? Comment être sûre que cette petite nous dit la vérité ?"

Des claquements de langue s'ajoutèrent à cette interruption. Son intervention me redonna quelques lueurs d'espoirs. En effet, les tueuses ne pouvaient pas savoir si ce n'était pas les mots de Tiziris qui sortaient de ma bouche et non la vérité. Ma marraine jeta un regard mauvais à Tiamat et déclara :

-"Comme te l'a dit Ashera, j'ai marqué ma protégée pour qu'elle nous dise ce qu'il s'est passé. Comment oses-tu croire que je pourrais la manipuler pour tromper notre assemblée ? La situation est bien trop grave pour que je ne perde mon temps à ça."

La colère de Tiziris était palpable.

-"Neith prend la parole. Pardonne-nous Tiziris, notre seconde sœur. Nous connaissons toutes ici ta valeur au sein des tueuses. Comprends seulement que nous avons besoin d'être sûre des mots de ta petite pour le jugement final. Rien ne doit être laissé au hasard et nous devons écarter le moindre doute. Comme tu le dis toi-même, la situation n'est pas simple et les enjeux de ce procès, bien trop grands, engagerons l'ensemble de notre caste. Nous avons besoin d' éléments solides."