Les chroniques des Fluctuantes

Chapitre 5 Renaissance -partie 6

Quel était son but ? Je ne le savais pas encore... Certaines de mes sœurs aînées me jetèrent quelques regards de biais et se levèrent de table pour m'éviter. J'entendis les rumeurs qu'on voulait me cacher. L'histoire du pacte d'énergie avec Galinor l'élémentaire me faisait passer pour une sœur à craindre. Je préférais ne pas y prêter attention et picorer dans les plats devant moi. Je me mis à repenser à ce que j'avais vécu depuis l'arrivée des sphères de naissance et à quel point tout avait changé. 

Une seule chose n'avait pas varié cependant. Dans un coin de la salle, deux yeux violets me fixaient durement. Canidia était assise dans son coin et personne ne lui adressait la parole. Elle se contentait de me regarder avec sa haine habituelle. Enyo, la tueuse forgeron vint s'installer à côté de moi et suivit mon regard jusqu'à Canidia la pâle.

-"T'en fais pas pour elle. On ne lui fera rien d'autre." dit Enyo dans un grand éclat de rire.

-"Rien d'autre ?

- Canidia a été tatouée tout comme toi mais elle a aussi subi le châtiment d'Ashera."

Je regardai mieux Canidia, toujours à l'autre bout de la salle. Ses lèvres avaient été cousues.

-"L'isolement ? Pourquoi ?

-Ça lui apprendra à tenir sa langue ! Ici, les traîtres, on ne les aime pas ! Ashera lui a jeté un sort. Elle ne pourra plus jamais parler de ce qui s'est passé lors de votre épreuve des castes ni de ce qui touche au jugement des tueuses. Elle doit comprendre, et toi aussi d'ailleurs, que dans ce sanctuaire, on a toutes prêtées allégeance à Ashera, pas à Hérodiade. La Dominante dans cette caste, on s'en fout. Les courbettes et les règles, tout ça, c'est de la poudre aux yeux. Une Dominante ça se remplace facilement mais pas une caste. C'est ça qui nous fait nous lever le matin, ce sentiment d'appartenance. On compte ici alors qu'Hérodiade se contre-fout de nous ! Y' a qu'à voir avec les sans-destin ! Elle ne fait rien pour nous, rien !"

Les larges épaules d'Enyo s'affaissèrent vers son torse mais ses yeux auraient pu faire fondre le fer de sa fourchette. Mon aînée semblait enragée par la situation.

-"C'est notre cohésion qui fait notre force Meora, n'oublie jamais ça. On survivra si on se serre les coudes. Faut vous mettre ça en tête, Canidia et toi. Vous êtes des nôtres maintenant et il est hors de question d'abandonner une tueuse sur le chemin. C'est nôtre caste avant le clan. J'ai confiance en Ashera, elle seule compte."

La forgeronne cracha au sol. Une fois de plus, je constatai que certaines sœurs ne supportaient plus l'autorité de notre Dominante. Je gardai le silence un bon moment pour réfléchir au discours d'Enyo. Depuis ma naissance et avec ma formation au temple du bouc, la vieille Manata nous avait inculqué le respect de la hiérarchie et la souveraineté absolue de notre Dominante pour la pérennité de notre espèce. Mais les mots d'Enyo trahissaient un changement dans ce mode de pensée. 

La forgeronne remettait en cause tout ce auquel je croyais. Elle dédaignait ouvertement la supériorité d'Hérodiade. Il était évident qu'un sentiment de haine avait frappé de nombreuses sœurs depuis longtemps et la révolte grandissait dans leur cœur. L'esprit puissant qui m'avait protégé et donc, plus fort que notre Dominante planait dans mon esprit. Cela pouvait-il être une sœur comme Enyo ? J'observais la salle. Canidia, toujours isolé dans son coin, se tenait aussi fière qu'elle le pouvait dans sa situation. 

Des flammes de haines brillaient dans ses yeux violets. Elle aussi souhaitait du changement, mais pas le même que celui d'Enyo. Je ne pus m'empêcher de la dévisager. Le sang séché sur son menton cachait à peine son tatouage d'appartenance à notre caste. Il était composé d'une bolline qu'entourait une chaîne de sang liée aux ailes de la mort. Enyo, les sourcils froncés, était restée méditative à côté de moi. Elle finit par baisser la tête vers ses genoux et me demanda :

-"Alors c'est vrai ?

-De quoi ?" je ne pus alors m'empêcher de remettre ma tunique en place, la tirant correctement sur mon dos.

Enyo se rapprocha de moi pour ne pas être entendue des autres.

-"Que t'as buté l'autre peste, le pacte d'énergie tout ça...

-Et ça ferait quoi si c'était faux ?" lui dis-je, sur la défensive. "Le jugement a été rendu non ? En quoi ça te concerne ?

- Calme-toi petite ! Je ne suis pas là pour te jeter la pierre, bien au contraire ! J'en serai impressionnée, c'est tout. Tu serais bien la première gamine à avoir commis un meurtre avant d'avoir choisis une caste. Certaines pensent que tu te l'ais raconté lors du procès d'Ashera et qu'Erictho serait plutôt morte à cause des chombrasses comme l'a dit Tiziris."

Certaines sœurs remettaient donc ma parole en doute. Le verdict avait pourtant été officiellement unanime et le tatouage que je portais entre mes omoplates le prouvait. Cependant, si je lui montrais, Enyo verrait l'autre partie, celle que je voulais oublier plus que tout. Je me devais d'être prudente car j'avais réellement des choses à cacher ; le pacte d'énergie fictif, l'absence de duel annoncé et mon autre tatouage, ma malédiction ...

-"Et toi, qu'en penses-tu Enyo ? Suis-je une menteuse pour toi ?" dis-je, un air de défi dans la voix.

La tueuse forgeronne me fixa des pieds à la tête.

-"Chais' pas trop... Mais je sais comment tu te bats et ton instinct est déjà très prononcé pour quelqu'un qui n'a suivi aucun entraînement ... C'est ptètre possible après tout. Tout ce que je sais, c'est que tu les mérites mes bébés et c'est tout ce qui compte pour moi."

Elle m'avait donné des petits coups au niveau de la hanche, là où j'avais accroché mes nouvelles armes. La lune de fer et la hachette qui étaient désormais miennes, avaient été forgées par cette sorcière. Je les détachai et les lui tendit mais Enyo les repoussa et les posa sur la table :

-"Non Meora. Elles sont à toi..."

Elle contemplait ses armes avec un regard doux, presque maternel et semblait totalement absorbée par les reflets du métal argenté. Enyo, bien que n'étant pas une des plus faibles du clan, n'avait pas de don particulier pour tuer. Son seul vrai talent était de s'enfermer pendant des jours dans son atelier aussi chaud et fumant que les grottes de Thanatos et d'en ressortir, épuisée, avec de nouvelles merveilles. 

Enyo entretenait un rapport particulier envers les objets qu'elle créait. Pour elle, ses armes étaient comme des nouvelles sœurs Fluctuantes qu'elle avait fait naître avec sa propre énergie et la force de son marteau. Elle insufflait à chacune de ses œuvres une force de vie en leur donnant un nom secret qu'elle seule connaissait. Aiguisées à souhait et plus meurtrières les unes que les autres, les armes d'Enyo étaient de très loin les meilleures et leurs réputations avaient même dépassées les limites du sanctuaire des Fluctuantes. 

Il n'était pas rare qu'en temps de guerre, les sorcières Obscures ou Lumineuses recherches dans les cendres des Fluctuantes tombées au combat les armes d'Enyo qui n'aurait pas été récupérées par mes sœurs. Je jetai un coup d'œil aux armes sur la table. Le manche de ma hachette était entièrement ciselé de runes et de sorts de renforcement. Quant aux lames, elles étaient ajourées et les arabesques qui les formaient camouflaient à merveilles les runes qui décuplaient ses capacités. La lune de fer possédait elle aussi des protections gravées sur tout le pourtour et possédait un étrange petit symbole comme un poinçon dans son centre.

-"Qu'est-ce que c'est ?

-Je répondrais à ta question si tu réponds à la mienne Meora." me dit-elle dans un sourire moqueur.