Clac.
Alfredo ouvre la portière de la voiture et un vent frais rentre aussitôt dans l'habitacle. Je passe ma main dans mes cheveux, agacé par l'interminable réunion qui m'attend.
-Vous voulez faire demi-tour ? vérifie Alfredo, mon chauffeur.
-Non. Je dois y aller.
Je rectifie ma cravate d'un geste mécanique et lève les yeux vers l'immeuble de verre qui m'attend. Le soleil s'y reflète, découpant les silhouettes affairées de quelques employés déjà plongés dans leur travail. A mon service.
-Viens me chercher à l'heure habituelle, je sors ce soir avec des amis, dis-je à Alfredo en refermant la portière.
-Bien monsieur.
Mon fidèle chauffeur s'éloigne sans un mot de plus. Puis j'avance, d'un pas sûr, vers l'entrée du bâtiment.
Les regards se tournent. Certains sont empreints d'appréhension, d'autres d'admiration ou d'envie. Je leur adresse un salut bref, pressé d'en finir avec cette journée. J'ai un programme bien plus intéressant ce soir : écumer les bars avec mes amis de fac, comme au bon vieux temps.Un sourire d'envie naît sur mes lèvres mais s'évapore aussitôt lorsque je vois Nick planté à l'entrée.
-Jack! s'exclame-t-il en me claquant une tape dans le dos.
-Nick.
Ma froideur ne l'ébranle pas. Il arbore son sourire éclatant, trop blanc pour être vrai.
-Il est l'heure de rencontrer les actionnaires. Tu n'as pas le tract ?
-Pourquoi j'aurais le tract ?
-Tu reprends les rênes, s'amuse-t-il en passant sa main dans sa moumoute. Tu es un petit nouveau dans le milieu.
-J'ai de l'expérience. Je n'ai pas peur.
Son sourire ne disparait pas de ses joues rosies. Il me sous-estime, il ne me prend pas au sérieux.
-Je n'ai pas le temps de parler, dis-je froidement.
Nous pénétrons dans l'ascenseur. Le silence s'installe. Pour lui, c'est une torture. Pour moi, c'est une bénédiction.
-Ils vont t'adorer, craque-t-il. Ils ne mordent pas ! Je leur ai donné de quoi manger juste avant...
-Nick, je ne suis pas venu ici pour plaisanter. Je suis venu ici pour me présenter et pour faire comprendre à nos actionnaires que Jack Lewis n'est pas un clown.
-Un clown ? Non, corrige-t-il avec un clin d'œil. Tu es un requin. Comme ton père.
Sa remarque me fait grincer des dents. Je déteste quand il évoque mon père.
Nick Milton m'agace depuis toujours. Depuis l'enfance, il fait partie du décor. Il était le meilleur ami de mon père malgré leur différence. Opposés mais inséparables.
Nick est grossier, provocateur, menteur. Isaac, mon père, était l'exact contraire : droit, brillant, exigeant. Un esprit méthodique, entièrement dévoué à son travail.
Ensemble, ils ont monté l'entreprise "Lewis & Milton", une société multinationale spécialisée dans les logiciels informatique. Nick était l'image et Isaac le cerveau. Nick apportait les contacts grâce à son réseau de milliardaire, Isaac imaginait toutes les idées. C'est lui le véritable fondateur de cette entreprise.Moi, j'ai grandi seul. Mon père travaillait jour et nuit, absent même lorsqu'il était là. Je le regardais secrètement, je l'admirais longuement sans vraiment le connaître. Il était l'exemple même de la réussite à mes yeux, il l'incarne encore. Même mort.
Il est décédé il y a quelques mois, me léguant l'entreprise. Et comme lui, je suis devenu un homme d'affaires redoutable.Reprendre la société est un honneur. Le seul inconvénient ? Travailler avec Nick. Un vieil homme riche, influent, qui ne rate jamais une occasion de rappeler qu'il est multimillionnaire. Il ne fait plus grand-chose ici, à part m'inonder de coups de fil toute la journée. Il cherche du réconfort, sans doute. Peut-être une forme de continuité à travers moi. Mais sa peine ne me touche pas. Pas plus que celle des autres.
-On se prévoit un déjeuner après la réunion ? me demande-t-il avant de franchir la porte de la salle. Lisa sera là.
-J'ai des projets.
C'est une excuse bidon pour ne pas subir ce repas. Nick cherche lourdement à me caser avec sa fille unique. Lisa est indéniablement belle, mais son caractère capricieux et sa superficialité m'insupportent. Je ne suis pas du genre à plier devant les humeurs d'une "princesse". Et elle ne supporterait pas mon côté autoritaire. Nous ne serions pas heureux ensemble.
-Bonjour à tous, lancé-je d'une voix assurée en entrant dans la salle.
Je serre la main à mes collaborateurs sans retenir leurs noms. Deux femmes. Quatre hommes.
-Merci à tous d'être venu. Nous allons pouvoir commencer la réunion.
Une fois installés autour de la longue table en verre, j'observe mes associés. Trois gigotent nerveusement, transpirant l'insécurité à chaque geste. Une me fait du charme en me mettant bien en vue son décolleté. Deux autres paraissent sereins et confiants. Ce sont eux que je retiens. Les autres... seront remplacés. Je ne veux pas d'une meute de souris effarouchées ni d'une gazelle en quête d'attention. Il me faut des prédateurs. Des gens qui mordent.
Assis en bout de table, je les écoute attentivement. À chaque regard croisé, un sourire m'est adressé. Ils savent à qui ils ont affaire. Et ils suivent mes moindres mouvements.
Nick prend ensuite en main la deuxième partie de la réunion pour évoquer les soirées d'entreprise. Je n'écoute que d'une oreille, plus intéressé par les chiffres que par la fête. Sauf si cela concerne mes amis.
J'ai hâte de les retrouver, de rire... et de séduire. Malgré ma confiance apparente, cela fait longtemps que je n'ai pas connu une nuit d'excès. Pas de corps contre le mien, pas de regards volés dans l'obscurité. Mon esprit est trop accaparé par le travail. Le reste, le désir, les sentiments, l'imprévu, a été relégué au second plan.Perdu dans mes pensées, je n'entends pas la question de mon associé. Un léger tap tap me ramène à la réalité, le crayon de Nick contre mon bras.
-Alors? C'est d'accord? vérifie-t-il.
Je le regarde, des cernes tombent sous ses yeux et il a remis sa perruque en place. Je fais mine de réfléchir quelques instants puis, sans réfléchir, j'accepte en hochant la tête.
-Très bien fils! s'enthousiasme-t-il. Rendez-vous à la fin du mois dans ma maison secondaire ! Je vais inviter nos actionnaires et quelques-uns de nos meilleurs éléments. Et qui sait... ce sera peut-être l'occasion de mieux faire connaissance avec ma fille.
Il ponctue sa phrase d'un clin d'œil appuyé qui me donne envie de fuir. Puis, il se penche et son souffle gras frôle mon oreille:
-Si tu vois ce que je veux dire...
Je frémis d'horreur, il faut que je trouve quelqu'un pour m'accompagner.
Je n'ai pas le choix.Mais qui?

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Un jeu de trop
RomanceLe jour de son anniversaire, Ella se fait brutalement larguer. Dépitée et désabusée, elle ne croit plus en l'amour. Pour lui changer les idées, ses amis l'entraînent dans une soirée arrosée et lui lancent un défi audacieux : retirer la cravate d'un...