La naissance du Profanateur

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An zéro de la nouvelle ère


La jeune femme trottinait, une horde gémissante à ses trousses.

Elle se félicitait d'avoir enfilé des baskets confortables. De toute manière, elle était bientôt à terme et c'est le seul type de godasses que son ventre distendu la laissait porter. Fini la fierté de se regarder dans la glace, le matin, d'admirer sa silhouette élancée, ses cheveux châtain ondulés, dont les longues boucles, caressaient une poitrine généreuse, un dernier atout subsistait cependant, ses yeux, déformés pour le moment, par une paire de lunettes, elle n'avait pas pris la peine de prendre ses lentilles de contact. L'heure n'était pas aux réflexions esthétiques. Une meute de zombies était sur ses talons, bien décidée à en faire son quatre heures.

Tout était arrivé si vite. Une vidéo partagée par un de ses contacts sur Facebook..

Le ministre de l'Économie prenant un bain de foule. Il était flanqué de deux gardes du corps et d'un maire arborant avec fierté son écharpe tricolore. Il rayonnait comme une boule à facettes prise sous le faisceau d'un phare breton, c'était son moment de gloire, le point culminant de sa carrière qui l'assurerait de la reconduction du vote de ses trois cent cinquante-sept administrés. Le ministre, lui, présentait un sourire factuel, aussi expressif qu'une midinette ménopausée figée sous des litres de Botox. Il serrait des mains, un œil charmeur planté dans l'objectif de la caméra, l'autre sur la courbe de sa popularité. Le chômage augmentait, le pouvoir d'achat fondait, la classe moyenne découvrait la précarité, tandis qu'il admirait sa courbe.

Toutes les têtes s'étaient tournées. Le ministre ne l'avait pas remarqué, charmé par son propre reflet projeté sur la rétine d'un électeur extatique. Il avait levé un sourcil lorsque la caméra s'était détournée de lui. Ses gardes du corps, toujours aux aguets, s'étaient consultés du regard. En une fraction de seconde, la valise pare-balles était dépliée et le ministre tiré en arrière. L' iPhone qui filmait la scène avait laissé le ministre pour s'attarder sur la foule en arrière, en un travelling heurté. Une dizaine d'individus, recouverts de haillons, les bras tendus et la jambe traînante, avait embouti les barrières de sécurité et traversait la place du village. Un photographe amateur, un genou au sol, dont l'appareil était surmonté d'un énorme téléobjectif, mitraillait la scène. Ce n'est que lorsque l'appareil lui fut happé des mains qu'il comprit qu'ils étaient beaucoup plus proches qu'il ne le pensait, la vision trompée par le fort grossissement du zoom. Il avait toujours la dragonne autour du poignet et avait été projeté au sol. Un coup de dents l'avait tranchée. Un peu trop près du poignet. L'iPhone avait zoomé sur le sang s'échappant de la morsure, s'était tourné vers le ministre, puis vers l'estrade sur le côté. Aux tressautements de l'image, elle avait compris que l'homme qui tournait la vidéo s'était réfugié sur la petite scène. L'appareil avait filmé à nouveau le photographe, dont seules les jambes dépassées d'un amas de corps, agenouillés et rampant qui le recouvraient. Elles tressautaient. Le groupe de furies avait laissé son cadavre sanguinolent pour se diriger vers la foule, médusée, qui tournait le dos au ministre. Le cameraman avait été la deuxième victime. La présentatrice permanentée s'était enfuie, ses cris d'effroi couvrant les plaintes de son collègue. La mort ne semblait pas apprécier les médias.

Un patchwork d'images. Un selfie horrifié de l'auteur de la vidéo la plus célèbre de tous les temps, deux jeunes hommes les bras écartés qui tentent de stopper la meute d'anthropophages, le photographe qui se relève et se dirige vers la scène d'une démarche traînante, une barrière Vauban renversée, un garde du corps qui vide son chargeur dans la foule sans aucune distinction des morts et des vivants, un bout de la scène, un trottoir. L'i Phone se retourne une dernière fois. Des dizaines de cadavres se relèvent, tandis que d'autres assaillent les derniers représentants de ce qui reste de la foule. Il filme le trottoir qui file sous l'objectif. Fin de la vidéo.

La Mort DoubleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant