Journal des Chardon

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Quelques jours avant l'AN 0 de la nouvelle Ère

Quelque part au large de la France

Journal de bord du Caitaine Chardon.

  Ceci est la première page de mon journal. Je me suis promis d'écrire tous les soirs, à la manière des anciens capitaines. Cela aura au moins l'avantage de me faire remplir quelques pages. Mon roman est au point mort et mon éditeur me poursuit de ses assiduités. J'ai écrit des dizaines de bouquins, vendu des millions au cours des ces vingt dernières années et n'avait jamais été confronté au célèbre syndrome de la page blanche. Vous imaginez, Brice Chardon, l'auteur français le plus vendu à l'étranger, incapable d'accoucher du moindre mot ou plutôt vide de toute nouvelle idée. J'ai menti à mon éditeur, sans l'ombre d'un remord, et lui ai balancé le synopsis d'une invasion de zombies bateau, le cliché des clichés. Il m'a écouté, sans broncher, puis m'a déclaré que c'était génial, que c'était dans l'air du temps et qu'un livre sur les zombies du grand Bric CHardon se vendrait comme des petits pains. Je crois que si je lui annonçais que j'allais publier l'annuaire téléphonique, il réagirait de la même façon. C'est le prix à payer lorsque l'on est connu, tu peux pondre la plus infâme des merdes, t'en vendras quand même des kilos. Des tonnes de bouses qui iront rejoindre les têtes de gondoles en supermarché. Il faudrait que j'essaye d'en publier un sous un faux nom, histoire de voir ce que je vaux vraiment.

  Ma fille a passé sa journée, les coudes sur le bastingage et l'oeil braqué sur son foutu portable à observer les oscillations de la barre de réception de signal. C'est devenu le baromètre de son humeur. Moins d'une barre et j'étais le pire père que la terre ait jamais porté, un alcoolo qui se prend pour Hemingway et dont la prose n'a pas plus de valeur qu'une revue trouvée dans la salle d'attente d'un dentiste. Elle n'avait jamais voulu faire cette croisière et la passerait dans sa cabine. Quelques barres de signal et elle rayonnait me déclarant joyeusement que Tiphanie trouvait ce trip trop kiffant et que Brandon trouvait le yacht trop swag. Elle s'extasiait alors du spectacle de la côte que nous longions, me demandais sin nous allions croiser des dauphins, des phoques et quand verrions-nous notre première baleine.

  Mon fils, Charles, s'est installé à l'arrière avec sa nounou. Je lui ai offert une panoplie de pirate. Il lançait des ordres à une troupe imaginaire, abordant tous les bateaux que nous croisions, passant l'équipage au fil de l'épée et amassant dans sa cabine un trésor de pierres précieuses et de pièces d'or. Il s'est écroulé vers vingt-deux heures, terrassé par l'abus de rhum ou de limonades. Il tenait encore son épée dans sa petite main. Je l'ai porté jusqu'à son lit et l'ai embrassé sur la joue. J'ai failli chialer, là, assis sur le bord du lit, à regarder ce petit bout d'homme de quatre ans. Mon fils, ma fierté, ma plus grande réussite.

  Ma femme est couchée également. Je crois que je vais dormir dans mon bureau pour ne pas la déranger. On n'a plus grand-chose à se raconter. Heureusement qu'il y a Charles pour nous réunir encore.

  J'ai pris un verre, seul sur le pont et j'ai regardé les étoiles. Un magnifique spectacle, loin de la pollution des villes elles brillent plus fort et sont infiniment plus nombreuses. On longe la côte de loin. Une vingtaine de kilomètres, je dirai. Pas assez près pour en distinguer les détails, mais assez loin pour se sentir exonéré de toutes les contingences de notre vie en société. Nous sommes partis de Boulogne et allons longer une grande partie de la côte ouest, au moins jusqu'à La Rochelle, puis nous filerons vers le continent américain. Le spectacle de New York du large promet d'être grandiose, puis descente jusqu'à la Floride et demi-tour, un nouveau roman dans les tiroirs, si tout va bien.

  Puis je suis retourné dans mon bureau pour écrire ces quelques lignes. Je ne rejoindrai pas ma femme, c'est décidé. Notre union est le fruit de la crise de la quarantaine, j'ai vu dans ce mannequin d'une vingtaine d'années aux formes sublimes, le reflet de ma jeunesse envolée. Une sorte de Dorian Gray nouvelle formule, j'ai aspiré sa jeunesse et me suis senti plus jeune en retour. Mais quand j'ai fini de la vampiriser, je me suis rendu compte qu'il ne restait pas grand-chose de nous deux. Juste Charles, notre miracle. Une autre raison de ce périple, retrouver notre couple.

  Je me suis encore envoyé un verre de bourbon. Le cinquième de la soirée, ou le huitième, je sais pas trop, j'ai arrêté de compter. Plus je bois et moins j'écris. Ou plutôt plus j'écris et moins je bois. Le romancier est un être fragile, en constante découverte de notre monde, un écorché vif qui trouve dans la littérature un moyen de s'échapper du quotidien trop pesant, insupportable. Enlevez-lui la béquille qu'est l'écriture, il en trouvera une autre que ce soit la drogue, l'alcool, la télévision, la lecture, les jeux vidéos, tout est bon pour occulter ou atténuer ce rapport au monde qui nous fait tant saigner.

Ah ! Cachou, notre chienne a posé sa patte sur mon genou. Une manière de me faire comprendre qu'il est l'heure de se coucher. J'ai du mal à m'habituer au roulis du bateau, j'espère que ça ne m'empêchera pas de dormir. Voilà, je vide mon verre d'un trait et fin de la première journée à bord. Demain j'arrête le bourbon.


La Mort DoubleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant