L'enfance du Profanateur.

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An 2 de la nouvelle ère.

 

  Des plaques de neige éparses recouvraient la campagne. Un ancien champ de pommes de terre bordé d'arbres faméliques. Des plants sauvages, chétifs avaient surgi de terre à l'automne, vite arrachés par les charognes. Les humains étaient passés, ensuite, fouaillant la terre à la recherche de tubercules. Des taupes, pugnaces y avaient érigé des monticules de terre. Un corbeau sautait de l'un à l'autre. Il repéra un lombric gras et luisant, vautré dans la terre meuble, le cueillit d'un coup de bec et l'avala d'un trait. Il s'agita quelque peu dans son œsophage avant de gouter l'acidité des sucs gastriques. Le corbeau, satisfait de sa trouvaille, se lissa le plumage. Le vent froid l'ébouriffait le forçant à remettre de l'ordre sans cesse dans son duvet. Un sac gisait, éventré. Des pommes de terre s'étaient répandues autour. Le corbeau s'approcha tout en prenant garde à surveiller les alentours. Les animaux, contrairement aux humains, ne baissent jamais leur garde. Ils s'en sortaient mieux, globalement. Une main, quelques bouts de phalanges, tenait encore la bandoulière de la besace. Il picora un tubercule, indifférent au squelette qui, jusque dans la mort, lui disputait encore son butin. Il s'envola, battant l'air de toutes ses forces, laissant place à l'humaine qui s'approchait. Il prit de l'altitude et obliqua vers le sud, survolant bientôt un semi-remorque garé le long de la route.

  Elizabeth suivit le vol du corbeau et se dirigea vers le squelette qui ornait l'ancien champ. Elle repéra la besace et sourit. Un bon repas en perspective. Elle enfourna les tubercules dans son sac à dos, ignorant le squelette qui défendait sa dernière cueillette, mais prenant bien garde de ne pas le déranger. Il n'avait plus de tête. Un de ses proches avait survécu et l'avait sauvé de la Mort Double. Elle remua encore la neige alentour à la recherche des derniers tubercules, puis repassa son sac dans son dos. Elle était heureuse de pouvoir participer à la vie de sa petite troupe. Elle n'était pas la plus belle, loin de là. Un peu trop courte sur pattes, des hanches de rugbyman et une tête de citrouille d'Halloween, la cinquantaine bien avancée qui la rangeait plus du côté des anciens que des leaders. Et pourtant, elle n'avait pas son pareil pour vous dénicher de quoi se sustenter, que ce soient de baies, des arbres fruitiers à la belle saison, poser des collets à lapins ou pêcher des truites. Elle défendait âprement sa place dans la troupe et comptait bien continuer jusqu'à ce que ses vieilles jambes refusent de la porter. Elle s'installerait alors dans une cabane de pêcheur abandonnée et attendrait la mort en se nourrissant de poissons.

  Un grognement. Elle se retourna lentement, nullement effrayée. Lorsque la mort talonne chacun de vos pas, on finit par l'observer de loin avec détachement. Elle avait déjà dégainé son Sig sauer et dégagé le cran de sécurité. Il y avait bien une cinquantaine de charognes qui progressaient vers elle de leur démarche trainante et vacillante. Jugeant inutile de gaspiller des munitions dans une telle masse, elle pivota en direction du camion qui l'attendait prés de huit cents mètres plus loin et se mit à courir.

   Éric fut le premier à réagir, lorsqu'elle surgit au détour d'un dernier virage. Il plissa les yeux, et distingua des dizaines de zombies derrière Elizabeth, à bonne distance cependant.

  Il escalada l'échelle qui donnait sur le toit de la cabine du semi-remorque, posa son carquois à côté de lui et engagea une première flèche. Il attendit qu'elle sorte de son angle de tir et décocha. Un mort s'écroula définitivement, une flèche fichée dans l'oeil, le cerveau transpercé. Robert et Laurent, tous deux équipés de fusils de chasse, se positionnèrent sous la remorque du camion, le canon posé sur les pneus pour le stabiliser. Ils ne firent pas feu immédiatement, c'étaient des armes à courte portée et la meute était encore à une cinquantaine de mètres. Éric, quant à lui, décochait flèche sur flèche, ratant rarement sa cible. Véronique fut la dernière à réagir. Elle s'engouffra dans la remorque du camion. Une dizaine de lits étaient séparés en deux rangés=es, le long des parois en tôles, découpant une allée qui menait à un minuscule coin salon. Des posters ornaient les murs de métal gris et un pot de fleurs, des roses, décorait m^me la table basse du salon, leur odeur transportant les survivants en un temps où les jardins n'étaient défendus que par des grillages sur lesquels grimpaient lierre, glycine ou rosier, sous l'oeil patient de balançoires et de cabanes d'outillage. Elle alluma un talkie-walkie et pressa à trois reprises le bouton du bas, signalant au reste des voyageurs, éparpillés dans la campagne à la recherche de nourriture, de l'imminence d'un danger au camion-base.

   Elizabeth acheva sa course au pied de la cabine. Elle farfouilla dans la caisse à outils et en ressortit une hache et une masse qu'elle déposa au pied des deux tireurs embusqués sous le semi-remorque. La horde n'était plus qu'à une dizaine de mètres et les fusils de chasse entrèrent en action. Le premier coup emporta le crâne du mort le plus proche. Son oeil était resté accroché au pan droit de son visage, épargné par la chevrotine et lui lança un regard interrogateur avant de s'éteindre. Une autre détonation. Deux zombies s'écroulèrent les jambes fauchées par le nuage de mitraille. Une épaule explosa dans une gerbe de sang et d'humeur noire, projetant le bras qu'elle soutenait à une dizaine de mètres de haut. Il retomba sur la tête d'un de ses congénères qui leva les yeux au ciel avant de prendre sa lente course en avant. Un cri. Elizabeth tendit l'oreille. Le vacarme des détonations avait assourdi son ouïe et pourtant elle était presque sûre d'avoir entendu un cri humain qui provenait de la masse des quelques zombies survivants qui assaillaient sa petite bande.

   Un cri encore. Les zombies ne poussaient pas de cris.Il leur arrivait de gémir, de mugir, de feuler, de grogner, de geindre, de couiner, parfois, mais jamais de crier.

   - Arrêtez ! arrêtez de tirer, hurla-t-elle, espérant que Robert et Laurent l'entendent de sous la remorque.

   Éric dévala l'échelle de la cabine et l'attrapa par l'épaule. Les tirs continuaient.

   - Qu'est ce qu'il se passe ? Il ne la regardait pas, toute son attention tournée vers la horde qui traversait à présent la route. Une trentaine de secondes encore et ils rejoindraient le camion.

   - J'ai entendu des cris. Comme des cris d'enfant. Il y a un humain dans cette meute.

   - Mais ...protesta Éric. Elle le coupa

   - Ne me demande pas pourquoi ni comment, je te dis qu'il y a un gosse dans cette putain de horde.

   Deux années de survie leur avaient appris que les tergiversations étaient le plus court chemin vers la mort. Éric avait déjà saisi la situation et pris une décision. Il courru vers les deux tireurs embusqués.

   - On se repli de l'autre coté de la semi. Passez par dessous la remorque, le temps qu'ils comprennent qu'ils doivent contourner, on pourra s'organiser.

   Ils roulèrent sous le monstre de métal. Les zombies frappèrent longtemps les parois de la remorque avant de comprendre qu'ils devaient faire le tour. Les survivants les cueillir un par un à coups de hache et de maillet, de batte de base-ball et de tube de métal, écrasant à l'occasion de leur semelle une tête vagissant dans l'herbe du bas-côté.

   Au milieu des huit morts rescapés se tenait Celle-Qui-Fut-Marie. Elle tenait, serré contre sa poitrine aux chairs déchiquetées jusqu'à l'os, un petit garçon de deux-trois ans qui se débattait en hurlant. Elle resta debout, immobile, tandis que ses derniers congénères s'écroulaient un à un, fauchés par les outils et les équipements de sport transformés en arme.

   L'enfant se calma enfin dans les bras de la femme-qui-fut-Marie. Les survivants se regroupèrent autour d'elle, fascinés par le spectacle. Elizabeth comprit qu'il lui fallait agir et prit la masse des mains de Robert. Elle était trop lourde pour elle, mais réussit néanmoins à la porter à hauteur d'épaule. Elle visa soigneusement. Celle-qui-fut-Marie s'écroula. Le petit garçon propulsé par sa chute hurla de nouveau avant de s'éloigner à quatre pattes. Il montra les dents et grogna en direction du petit groupe. Éric l'empoigna, lui immobilisant la tête qui cherchait toujours à le mordre. Celle qui fut Marie s'agita en un dernier soubresaut. Son bras se tendit vers le garçon, sa main caressa l'air une dernière fois puis retomba dans l'herbe.

   Le petit garçon poussa une longue pointe et se débattit de plus belle dans les bras d'Éric qui le laissa s'échapper. Il se précipita en rampant vers le cadavre et lui lécha la main.

   Il trancha l'index d'un coup de dent et entreprit de le mastiquer sous l'œil horrifié des humains qui l'entouraient.

   C'est ainsi que le Profanateur fit ses adieux à sa mère.


La Mort DoubleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant