Elivre sur la Route

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  Elivre descendit de la carcasse de voiture sur laquelle il s'était hissé afin d'observer les alentours et se tourna vers ses compagnons.

   - Rien de spécial par là.

   Le conteur rajusta la lanière de son sac, lança un regard à Thorq et se leva.

   - Et bien, allons-y.

   Ils reprirent leur longue marche. Cela faisait plusieurs jours qu'ils progressaient vers l'ouest. Elivre, à l'oeil perçant, ouvrait la marche. Le Conteur le suivait et Thorq, le plus puissant des trois protégeait leurs arrières. Ils n'avaient croisé que très peu de signes de vie au cours de leur périple, les survivants préférant se terrer dans des camps fortifiés, mais ils ne relâchaient pas leur vigilance. En ces temps désolés, quelques secondes d'inattention pouvaient suffire à décimer le groupe. Les charognes pouvaient se cacher n'importe où et les bandes de pillards étaient légion.

   - Parle-moi encore de cette cité, demanda Elivre.

   - Elle se situe en bordure de mer, commença le conteur. À l'autre bout du continent. C'est la plus grande ville que je n'ai jamais vue. Le Conteur sourit. Et pourtant j'ai pas mal voyagé. Des énormes remparts la défendent des charognes et des bandes de voleurs. Les gens y cultivent leurs légumes, bien à l'abri du danger. J'y ai même aperçu du bétail.

   - Des vaches ?

   - Oui, de superbes bêtes, pas comme celles que nous connaissons par ici et dont on peut compter les côtes sous la peau, mais des vaches bien rondes aux mamelles emplies de lait.

   - Et des poules ?

   Le Conteur sourit. Au fil de la route, cette conversation était devenue un rituel.

   - Et des coqs aussi, des poussins qui courent en liberté sans se soucier de se faire croquer par le premier quidam venu. Les enfants ramassent les oeufs le matin et en remplissent des paniers entiers.

   - Tu crois que nous y serons bientôt ?

   Le Conteur fit mine de réfléchir.

   - Sachant qu'une longue journée s'est écoulée depuis la dernière fois que tu m'as posé la question, et que nous avançons d'une quarantaine de kilomètres par jour, je dirai dans deux mois.

   Il se reprit.

   - Deux mois moins un jour pour être précis.

   Tout en conversant, ils s'étaient approchés d'un amas de voitures rouillées qui défendaient l'accès d'un pont, flanqué d'un précipice.

   Le groupe s'arrêta. Thorq posa son sac et s'empara de son marteau de forge. C'était un instrument énorme, fait pour battre le métal brulant, mais qui pouvait également, manié avec force, faire de gros dégâts. Elivre s'avança prudemment de quelques mètres, se détachant du groupe, et scruta la route devant lui. Il remarqua des griffures nettes sur la rouille des voitures et des traces de raclement sur le sol. Il se dirigea vers le conteur.

   - C'est un barrage, j'en suis presque sûr. Ces voitures ont été trainées là y'a pas longtemps.

   Le conteur se caressa la moustache en réfléchissant.

   - Je le crois aussi. La dernière fois que je suis passé par là, ces voitures n'étaient pas là.

   Thorq, qui était resté en arrière, s'approcha à son tour. Il contempla le pont puis son regard erra de chaque côté.

   - On pourrait peut-être contourner, on trouvera bien un autre pont pour traverser un peu plus loin.

   Le Conteur secoua la tête.

   - Je connais bien cette région et ce n'est pas un petit détour qui nous attend. On risque de perdre plusieurs jours de marche. De plus, je connais ce genre de bandits qui rançonnent les voyageurs. Si nous les contournons, nous les aurons dans le dos et ils nous sauteront dessus à la moindre occasion.

   Le Conteur observa à nouveau le barrage et soupira, sa décision était prise.

   - Il faut traverser. Espérons que le prix à payer ne sera pas trop élevé.

   Le petit groupe se remit en route. Arrivés à une cinquantaine de mètres des carcasses de voitures, ils s'arrêtèrent à nouveau.

   Une silhouette se détacha du barrage improvisé. Il avança de quelques mètres. Il tenait une arbalète à la main, négligemment pointée en direction de Thorq qu'il devait considérer, à raison, comme le plus dangereux de la bande. Il portait une veste et un pantalon de cuir noir et une épée battait son flanc.

   - Messieurs, bienvenue sur mes terres. Je suis le baron Noir et vous vous apprêtez à pénétrer sur ma propriété. Il désigna l'horizon derrière lui. Tout ce qui se trouve de l'autre côté de ce pont m'appartient, les habitations, le bétail et les gens.

   Le Conteur s'approcha du baron Noir.

   - Nous désirons juste traverser vos terres, votre Seigneurie.

   Quatre autres bandits s'extirpèrent de l'amas de vieilles voitures et se placèrent de part et d'autre du Baron. Ils brandissaient également chacun une arbalète. Le Conteur comprit qu'il n'avait plus le choix. Il ne lui restait plus qu'à marchander son droit de passage avec le voleur. Il prit sa plus belle voix.

   - Je me présente, Archibald de Malakie, Conteur de son état. Il s'inclina devant le bandit. Comme vous le savez sans doute, cher Baron, les Conteurs ne sont pas soumis aux mêmes lois que les simples mortels et peuvent arpenter en toute liberté les routes et les sentiers de ce vaste monde.

   Le bandit se passa une main dans les cheveux.

   - Je sais cela, grommela-t-il. Et pourtant je me vois obligé de vous refuser le droit de passage. Premièrement, il comptait sur ses doigts, rien ne me prouve que vous soyez un véritable conteur. Deuxièmement, la dernière fois que j'ai laissé des inconnus s'introduire dans mes terres, ils ont monté la tête de mes villageois et tenté de me destituer. Troisièmement...

   - Je comprends tout cela, le coupa le conteur. Et j'ai une proposition à vous faire. Il observa le soleil qui avait déjà baissé dans sa course. Laissez-moi faire montre de mon art, ce soir au feu de camp, et vous jugerez de mon état. Une fois que je vous aurai convaincu, nous pourrons...

   - Soit, l'interrompit le Baron. Partagez notre feu ce soir.

Tout le petit groupe se détendit. Thorq relâcha sa prise sur son marteau de forge, tandis qu'Elivre se rapprochait des parlementeurs.

   - Mais, continua le bandit, si je ne suis pas convaincu, vous le payerez de sa vie. Il tendait le doigt, au-delà du conteur.

   Celui-ci se retourna.

   Le doigt désignait Elivre.


La Mort DoubleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant