Les graviers volaient derrière moi, je les envoyai valser par mes grandes enjambées. Courir était censé m’aider à me vider la tête. Toutes ces choses qui encombraient mon esprit devenaient insignifiantes quand le vent dansait sur ma peau. Je pouvais échapper à tout quand mes muscles s’activaient et que mes poumons cherchaient les molécules d’oxygène dans l’air.
La sensation des jambes qui chauffent et des courtes bouffées qui apaisent faisaient partie de ce qui me motivait à me lever le matin, en dépit de tout le reste. Et même si je retrouvais ce ressenti avec plaisir, cette fois était différente des centaines d’autres. Je n’arrivais pas à chasser un visage, il s’imposait à moi malgré le joli décor printanier qui m’entourait.
Comment parvenait-elle à venir hanter mes pensées alors qu’on ne s’était jamais vraiment parlé ? Ce petit rien avait suffi à piquer ma curiosité et voir quelqu’un créer un intérêt chez moi était si rare ; elle, avait l’air d’être intéressante. Malheureusement, je ne savais pas si je verrais un jour mon vœu d’apprendre à la connaître exaucé. Sa différence qui m’avait sauté aux yeux risquait d’être également une entrave la rendant difficilement accessible.
Elle semblait avoir une réelle histoire à raconter, contrairement à la plupart des gens qui avancent avec le courant, déambulent dans leur vie au jour le jour sans rien voir du passé ni de l’avenir. Elle, au contraire, créait son propre chemin à l’écart des autres, vivait au travers d’actions mystérieuses au lieu d’évidences basiques.
Elle me faisait penser à un animal de la forêt. Telle une biche, elle était si sauvage que réussir à l’approcher relevait du miracle. Mon premier essai, fait de manière irréfléchie, n’avait pas été concluant car il avait poussé des limites invisibles. Il ne fallait pas que je sois aussi intrusif la prochaine fois, ou elle fuirait à nouveau. Je devais rester à l’orée du bois.
Avec n’importe qui d’autre, cela aurait été tellement plus facile. C’est en partie ce qui faisait le charme de la fameuse Mél. Les personnes moyennes, « normales » ne représentaient pas un dixième de l'énigme qu’elle posait. Ces personnes-là passaient à côté d’elle tous les jours et ne l’avaient pas vue une fois. Je n’avais pas été mieux, mais maintenant que c’était arrivé, je ne pouvais pas l’oublier.
La différence était majeure : je ne l’avais pas vue parce que je ne voyais rien qui ne fasse pas déjà partie intégrante de mon être ; eux ne la voyaient pas car ils pensaient qu’elle n’avait rien d’extraordinaire. Ils avaient tort, selon moi. C’étaient les autres qui se fondaient dans la masse, qu’on n’arrivait pas à distinguer les uns des autres.
L’individualité était importante pour moi, et sur ce critère, Mél les battait tous. Pour moi, avant elle, personne n’avait su se montrer plus que la moyenne. Se détacher du reste du monde. Nous appartenions tous les deux à une catégorie à part, même si ce n’était pas la même. Ça me donnait un semblant d’espoir qu’elle accepte de me parler. Si elle reconnaissait quelque chose qui se trouvait en elle-même en moi, elle serait peut-être un peu moins sur la défensive.
Pour lui donner une chance de le faire sans pour autant la forcer, je devais y aller doucement et ne pas la brusquer. En premier lieu, il fallait que j’entre dans son monde sans véritable contact pour la laisser faire le premier pas, ou, au moins, lui laisser le temps de s’habituer à moi avant toute chose.
Ce côté désorienté et perdu contribuait à me donner envie de l’aider à trouver son chemin. M’appelait à elle, presque. J’avais toujours eu un faible pour les gens abîmés. Peut-être parce que je reconnaissais une partie de moi en eux. Peut-être parce que je savais qu’ils pouvaient être tellement plus si seulement ils n’avaient pas peur de reproduire leurs erreurs. Peut-être qu’en les aidant, j’aurais l’impression de réussir quelque chose à travers eux…
Quelle que soit la véritable raison qui me motivait, possiblement sans même que je ne puisse la détecter, j’avais envie d’aider cette jeune femme en détresse. Pour une fois, je ne craignais pas d’oser m’impliquer sans être réquisitionné. Ce que j’admets qu’il m’était parfois arrivé d’envisager.
Et même si je ne savais pas vraiment comment m’y prendre, j’allais essayer à ma façon. De mémoire, je ne m’étais jamais occupé de quelqu’un sans y être forcé. Cependant, cette fois, ce désir venait du plus profond de moi et j’espérais qu’elle me solliciterait au lieu de rejeter cette main tendue.
Lorsque je l’aperçus en train de déambuler absentement sans ne toucher aucun corps de la masse des élèves pourtant compacte, je décidai de suivre sa voie. Ce mouvement incompréhensible pour moi tantôt l’éloignait, tantôt la rapprochait des autres qui s’adaptaient en fonction d’elle. Je me demandai si elle avait conscience de ce pouvoir, et si c’était le cas, s’il l’arrangeait ou la dérangeait.
Accompagner Mél le long de son tracé particulier était ma manière de créer une connexion, d’établir un contact. J’étais déjà au courant qu’elle évitait les carrés noirs du quadrillage au sol mais quelques secondes après avoir commencé mon parcours, je découvris une autre emprise que le monde extérieur avait sur elle. Je ne connaissais pas la cause de ce qui l’influençait, mais c’était une particularité de plus.
Avant de changer de direction, elle faisait à chaque fois un tour complet sur elle-même avant de se rendre là où elle avait l’intention d’aller. Après sa pirouette, elle continuait son trajet comme si de rien n’était ; même ce tourbillon s’intégrait parfaitement au reste, tant il lui semblait naturel.
Je me rendis vite compte que c’était un élément faisant partie intégrante de sa manière de se déplacer, elle ne le rata pas une fois. Je l’inclus donc dans mes pas. Sa façon de marcher aurait pu (et était certainement souvent) critiquée pour son étrangeté mais j’y décelai personnellement beaucoup de grâce et de douceur. Aussi harmonieuse que les chansons que j’écoutais en secret, lorsque personne ne pouvait me voir.
Malgré la beauté de ses pas, que j’exécutai avec toute la précision dont j’étais capable, mais beaucoup moins de finesse qu’elle, ils n’étaient pas des plus pratiques. Tourner autant de fois en si peu de temps me fit le même effet qu’un manège à sensations fortes, comme des montagnes russes construites avec un peu trop de loopings.
J’essayais de tenir bon quand même, après tout j’étais un jeune homme en bonne santé, et sportif qui plus est. Je ne pouvais pas abandonner, pas cette fois. C’était étrange que quelque chose en apparence aussi superficiel soit la seule chose que je refuse de laisser tomber mais je ne le questionnai pas, je me laissais porter par cette envie familière de me dépasser.
Je n’étais pas macho, ce n’était pas comme si je voulais la battre ou être meilleur qu’elle. C’était bien une question de fierté, je voulais seulement être capable de faire autant que cette frêle silhouette. Ma condition physique ne suffit pas. Après quatre pirouettes de plus, je manquai de tomber ; et c’est ce moment-là que Mél choisit pour finalement m’approcher.
Elle m’avait pris en flagrant délit il y a déjà un moment, après son deuxième tour si je ne me méprenais pas. Elle avait fait mine de ne pas me voir et je n’avais pas essayé de l’aborder. Ça n’avait pas été mon intention, ni mon objectif. Pas si tôt. Toutefois je trouvais cela très encourageant qu’elle fasse un pas en ma direction alors qu’elle avait d’autres alternatives.

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Tout Ce Qui Compte
RomanceLes gens se désintéressent très rapidement de ce qu'ils ne comprennent pas ; et personne ne comprend Melody. Melody et Hayden sont deux lycéens un peu en marge. Ils traversent leur quotidien chacun de leur côté jusqu'à ce qu'un incident les mettent...