Ses cernes roses lui manquaient

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Un mois d'une course contre la montre. Elle bossait son mémoire toute la journée et travaillait presque tous les soirs à l'Opéra Garnier. Pas le temps pour l'apitoiement ou pour la réflexion et ça lui allait bien au teint pensait Tom qu'elle voyait presque quotidiennement. Nouvel ami de cette terre, toujours de bonne humeur et excellent cuisinier. Une bonne alchimie. Exactement ce dont elle avait besoin. Parfois Tom venait l'attendre à la sortie de l'un de ses rares cours de fac puis ils marchaient tous les deux jusqu'à l'Opéra pour le concert du soir ou s'arrêtaient grignoter quelque part sur le chemin. Ils leur arrivaient de faire la fête jusqu'au petit matin ou de passer des soirées à papoter devant un thé en écoutant des enregistrements de Tom. C'est drôle, Camille avait trouvé comme une meilleur amie. Sauf que c'était un garçon et que ça rendait tout plus amusant et plus compliqué. Bien sûr, le fantôme de Ian planait toujours au-dessus d'eux et ils étaient bien conscients que ce fantôme-là les avaient réunis.

Camille ne s'était pas faite une raison un beau matin. Ca avait pris du temps, autant d'abnégation et de volonté. Mais elle espérait toujours un peu, ce petit espoir de trouver une lettre dans sa boite ou un gentil message sur son répondeur. Mais à force d'être déçue au quotidien, elle s'était faite comme une raison. Il se manifesterait un jour s'il en avait vraiment envie mais en attendant, elle n'allait pas passer sa vie à l'attendre justement.

Toutes ces jolies théories fonctionnaient jusqu'à un certain point, défaillant. Elle se perdait et s'embrouillait, c'était un vieux classique. Elle se perdait et s'embrouillait parce que parfois, comme ça, au moment où elle s'y attendait le moins, à l'heure où elle s'y résolvait le moins, Ian lui manquait. Et durant ces précieux instants de manque pure, elle se surprenait à attendre l'éternel improbable et à aimer cette tristesse trop précise. Ses cernes roses lui manquaient, ses silences lui manquaient, sa bêtise lui manquait. Elle pensait :

«Richard Brautigan écrit :

EN CHAQUE CHOSE NOUS SOMMES.

Puis il écrit :

L'IDÉE QUE SES MAINS À ELLE

EFFLEURENT SES CHEVEUX À LUI

ME DONNE ENVIE DE VOMIR. ».

Oui, oui, tout cela était partagé. Même à trois galaxies de lui, elle y songerait encore. Et il n'y avait rien à faire contre cela. Absolument rien. Plus jeune, elle s'était souvent amusée à dire quelle ne pouvait pas s'empêcher de détruire ce à quoi elle était le plus attaché. Mais ce n'était jamais qu'un jeu. Elle n'avait jamais été au bout de ce que cela signifiait. Le désastre n'était jamais que littéraire et le reste n'était qu'une attitude. Etre forte ou fragile, être cynique ou naïve, être heureuse ou malheureuse. Une pure forme. Rien ne laissait jamais de vraies traces et les mots définitifs mûrement prononcés disparaissaient dans les fumées de cigarettes et la musique qu'elle n'écoutait jamais suffisamment fort. En fait, elle savait aujourd'hui qu'elle s'ennuyait simplement. Ce que les autres étaient n'avait jamais réellement d'importance. Ils étaient cons, ils étaient bien mais cela ne changeait rien car au-delà des relations anciennes ou indestructibles, les autres étaient sans fond, sans forme.

L'absence de vrai recul, superposé à sa tristesse, lui faisait sans doute penser des bêtises sur ce passé tout proche. Mais en quelques semaines, elle n'avait jamais compris autant de choses à la fois. Christian Bobin avait bien sûr écrit qu'il n'y avait peut-être que l'amour qui pouvait faire cet effet-là. Mais souvent, elle se demandait si ce n'était pas la haine qui lui avait ouvert les yeux. Une haine pour elle-même dont elle n'était pas fière (elle avait tout gâché, tout abîmé et Ian s'était révolté) mais après tout Knowledge is a curse but ignorance is worth.

La seule chose qui lui importe au mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant