Rêve 4 - Un coeur à prendre

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Je t'envoie un texte sur ma tourmente. Comme je te l'ai dit, c'est plutôt long (alors que je n'ai pas tout dit et que j'ai fait au plus court). Tu risques également de ne pas tout comprendre mais je voulais avoir ton avis sur la question. Merci d'accepter de m'éclairer au moins un petit peu et de prendre du temps pour ça.

==> Tu présentes ton témoignage, ton récit, comme un texte. D'ailleurs, ton insistance sur le mot "tourmente", qui apparaît plusieurs fois, montre une volonté de mise en scène. C'est un terme précieux, ancien, intense. Limite grandiloquent. Cela traduit d'une part une familiarité avec ta souffrance, qui est devenue part de toi-même, de ton identité, et d'autre part ton attachement esthétique à l'image que cela donne : une souffrance sublime, romantique, gothique, poétique. C'est peut-être un mécanisme de défense : en adoptant ton trouble, en l'acceptant, tu n'en es plus vraiment la victime, voire tu le choisis. Ainsi, tu as le beau rôle de l'autodestructeur qui ne peut que réussir son échec. C'est ce qu'on appelle la théorie de la réduction de la dissonance cognitive : comme il y a un écart entre ce que tu veux (être heureuse) et ce que tu es (malheureuse), tu t'arranges avec toi-même pour te convaincre que tout va pour le mieux, que tu es heureuse d'être malheureuse, que tu l'as bien cherché, que c'est normal. Cet état d'esprit peut être un sérieux frein au changement, et donc à l'amélioration de ton état, si tu n'en as pas conscience et si tu ne souhaites pas profondément changer les choses.

Alors, mon rêve. Mon répétitif rêve. Mon indomptable tourment.
Mon obsession.
Elle. Une belle femme mariée, mère, droite, carrée donc intouchable. Une excellente connaissance. Au début, juste une simple camarade. Puis, admirative sur son retour en cours à la trentaine passée, on a commencé à discuter.

==> Tu places dès le début des éléments essentiels d'interprétation : l'image mariale d'une femme parfaite qui devient ton obsession. C'est la motivation profonde de ce regard que tu portes sur elle et les raisons de ton attachement obsessionnel à elle qui sont à élucider. Des gens formidables, on en croise régulièrement. Que l'on s'y fixe la pensée à s'en perturber le sommeil n'est pas anodin. On ne s'accroche ainsi aux êtres qu'à condition qu'ils répondent à un vif besoin profondément ancré en nous, une faim, une soif terrible qui proviennent d'une déchirure originelle qu'il convient de comprendre pour assainir la relation et la capacité relationnelle. Si je caricature un peu, il y a bien sûr de l'attirance physique, mais c'est autour de l'image d'épouse et de mère que cette sanctification s'opère. C'est donc pour toi la mère et l'épouse qui sont miraculeuses, précieuses, désirables. Deux grandes familles de possibles : soit ça t'a manqué dans ton enfance et tu cherches à compenser avec cet objet de désir, à retrouver une mère que tu n'as pas eue, que tu aurais voulu avoir et que tu veux posséder, soit c'est un transfert d'Oedipe, ta mère ayant durablement ancré en toi à la fois l'insuffisance de l'homme que ton père a pu contribuer à illustrer (après tout, ce n'est peut-être pas un hasard si tu es homosexuelle) et la suprématie de la femme pour incarner le socle matriarcal sacré du foyer, et en particulier le statut indépassable de ta mère qui focalise toutes tes aspirations et que cette rencontre va dédoubler. Là, c'est à toi de compléter l'analyse par les informations manquantes.

J'apprends que nous possédons quelques points communs. Ironique quand on sait que je ne lui ressemble pas du tout. Droite, carrée, sûre d'elle, organisée face à la jeune maladroite, bordélique, timide, silencieuse et désœuvrée. Elle incarne parfaitement la mère qu'on attend d'elle au premier abord. Au-dessous, je vois une ancienne rebelle enfermée dans les codes, dépassée par le vécu et l'expérience des années, acculée de force dans le costume de l'épouse modèle. Enfin, loin de moi l'idée de lui reprocher quoi que ce soit. Je déteste cette "vie" mais ce n'est pas la mienne.
Bref, c'est devenu une confidente. Je ne raconterais rien de ce sur quoi on a parlé, c'est banal mais surtout personnel. Puis, un jour, à force de la connaître un peu, de la voir, de rire, je ressens de l'attirance pour ce mystère. Ce modèle auquel je m'accroche ? Cette mère ou sœur que je n'ai pas eue ? Ou est-ce plus ? Les trois à la fois.

Le fil d'ArianeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant