Histoire de famille
Accoudé à la terrasse, l'aube approchant à grands pas, l'homme regardait le monde perdu dans sa grisaille matinale, enveloppé dans sa brume humide et collante. Lui-même sentait que ses mains devenaient de plus en plus moites à mesure qu'il restait dehors mais cela ne le dérangeait pas. Il n'était pas rare que Luthan soit matinal et qu'il demeure longtemps sur sa terrasse, à contempler le village sortir peu à peu de sa torpeur journalière. Mais dès lors que l'aube se muait en véritable jour dans le ciel, il n'était plus question de rêvasser ou de ressasser les vieilles histoires d'antan.
Cette fois-ci cependant, il s'était levé un peu plus tôt qu'à l'accoutumé et pouvait donc jouir d'un peu plus de temps de tranquillité, noyé dans le silence d'un hameau qui lui appartenait l'espace d'un instant trop court, soustrait de tout ce qui pouvait constituer une source d'angoisse démesurée. Chaque journée avait son lot de problèmes, mais chaque matin était étonnamment pur, intact. A quel moment, à quelle heure exactement, tout commençait à prendre une tournure désagréable ?
Il secoua la tête. Cela n'avait pas de sens, comme chaque fois qu'il songeait à ça.
Depuis le temps qu'il s'interrogeait à ce sujet, qu'il avait fait part de ses réflexions à sa femme sans que celle-ci ne soit en mesure de l'aider, il ne savait toujours pas s'il devait bénir ou haïr ce village. Il était incapable de déterminer si Haryane avait fait quelque chose de bon ou de mauvais en se donnant au roi des elfes. Dans sa famille, certains avaient considéré cela comme une bonne chose qui, sans être excellente, avait néanmoins permis à des êtres de ne pas mourir durant les froides nuits l'hivers, d'avoir un toit sur la tête chaque année et de quoi vivre tous les jours. Que sa gentillesse avait su accomplir un miracle perpétuel. D'autres en revanche s'étaient accordés pour dire qu'Haryane avait été la honte de sa génération, et que ses actes avaient condamnés les descendants de son frère sans qu'elle n'ait eu seulement pitié ou affection pour lui. Que cette femme à la beauté ayant su charmer le roi des elfes avait simplement fait preuve d'égoïsme. Chacun y était allé de son propre avis.
Mais qui avait raison, au final ? Les récits paraissaient toujours différents selon la personne par laquelle ils étaient racontés. Un mot craché avec un peu trop de mépris, un détail passé sous silence, une intonation un peu trop vibrante... Il ne fallait pas grand-chose pour qu'une histoire paraisse plus sombre qu'elle ne l'était réellement, ou au contraire trop enjolivée. La vérité serait sans doute à jamais étouffée, jamais pleinement connue, sauf peut-être par une personne qu'il ne voudrait jamais rencontrer et qui, sans doute, ne voudrait jamais la lui raconter.
Luthan ne voulait pas faire dans la facilité et déclamer haut et fort que oui ou non, Haryane avait bien été cette personne-là, celle que l'on se figurait. Il ne l'avait pas connue, pas plus qu'il n'avait vécu à cette époque. Qui donc était-il pour oser juger les morts, qui plus est sa parente ? Il ferma les yeux quelques instants, se souvenant de l'histoire de cette femme, essayant de se figurer la grâce et la beauté qu'on lui prêtait. Il imagina un corps élancé, des cheveux longs... mais ne parvenait à visualiser aucun visage malgré ses efforts. Elle avait eu les yeux bleus, disait-on... Une planche craqua devant lui et ses sourcils se froncèrent. Et lorsqu'une main vint délicatement se poser sur l'une des siennes, il ouvrit brusquement les yeux en se redressant :
— Haryane ?
— Papa ?
Luthan considéra sa fille aînée qui se tenait devant lui, de l'autre côté de la rambarde de bois, le regard soucieux. Elle fronça les sourcils de manière infime pendant une seconde et son nez se souleva tout aussi brièvement, comme celui d'un lapin. L'homme vit la jeune femme se mordre la lèvre et retenir le soupir qui la démangeait.
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Prisonnière des bois [SDA] - Terminée
FanficLe roi Thranduil a autorisé les hommes à s'installer dans une partie de la forêt à la condition qu'ils se plient aux exigences et aux règles que le souverain a imposées : payer un impôt annuel et ne jamais dépasser les frontières. Mais les bois sont...