Chapitre 21 : lassitude.

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MON PÈRE était aux petits soins pour moi depuis que je lui avais évité le repas guindé.

À table, ma mère insista pour me resservir mon assiette déjà trop remplie de tartiflette. Mon père vola à mon secours, ne se confondant plus avec le papier peint jaune dégueulasse de la salle à manger.

« Laisse là, chérie, tu vois bien qu'elle est malade !

— Elle est devenue tellement maigre, se lamenta ma mère en lâchant malgré tout la cuillère pleine de crème et de fromage fondu.

— C'est normal de perdre du poids quand on ne peut plus rien avaler. Elle les reprendra, ses kilos, ne t'en fais pas. »

La dernière phrase me donna l'impression d'être trahie. Je prétextais une envie de vomir et partit m'enfermer dans ma chambre.

Mon père se montrait comme mon allié mais il était du camp inverse. C'était un espion.

   Je me plantais devant le miroir la salle de bain, le visage inondé de larmes. En sous vêtements, je regardais mon reflet élargi sur le miroir. Grosse, si grosse.

   Mes mains empoignaient la chair de mon ventre, espérant pouvoir l'arracher. Des poignées de chair sanguinolentes que j'imaginais dans mes poings. J'avais tellement faim que si je pouvais je me mangerais, j'arracherais mon trop plein de chair avec les dents.

   Je me laissais tomber sur le sol, en larmes, la peau endolorie d'avoir trop gratté, tiré dans l'espoir vain d'arracher. Je me mis à tâtonner dans le noir le lavabo pour pouvoir me relever et sentis entre mes doigts le froid mordant de ma lime à ongles que j'avais laissée en plan en me préparant pour le dîner chez les Angelin.

  *

   J'enroulais soigneusement une bande de tissu autour de mon bras ensanglanté. Le problème, c'est que j'étais consciente de faire une bêtise : je savais que faire ça, ce n'était pas une solution. Au même titre que les cigarettes.

   Mais tout ça permettait une coupure à l'espace temps, comme si le malheur m'abandonnait enfin pour un moment. Je me sentais enfin en paix.

   Le problème, c'était le retour de la réalité. Elle s'en allait prendre l'air un moment, mais sa promenade s'écourtait de plus en plus. Et elle revenait à chaque fois de plus en plus méchante. Mais je devais la laisser partir. J'avais besoin d'être seule, sans la réalité.

   J'étais prise au piège dans ce cercle vicieux.

   Enfilant mes écouteurs, je délaissais mes cours pour me renseigner encore plus sur l'alimentation. Comment perdre du poids le plus rapidement possible ? Tout les livres, les documentaires répétaient la même chose : il ne fallait pas se priver. On devait s'autoriser un bout de gâteau, une part de pizza, n'importe quoi de calorique.

   Tout les livres racontaient des conneries. Pour maigrir, il n'y avait pas de secrets. Faire du sport, ne plus manger. Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde se ruinait à acheter des méthodes miracles : pour devenir riche, il ne fallait plus inventer le vaccin contre une maladie mortelle. Il fallait dire que si on mangeait le corps de sa soeur égorgée une nuit de pleine lune et nous nourrissions de son sang uniquement pendant une semaine, nous allions maigrir. En écrire un bouquin, le tirer en mille exemplaires, lui donner son nom comme méthode et amasser les liasses de billets.

   Notre société se cantonnait aux miracles sans se donner les moyens. Joséphine n'avait pas bossé de son année de seconde pour, juste avant le conseil de classe, prier, doigts croisés, pour son passage en ES. Tony avait consulté un hypnotiseur pour arrêter de fumer pour céder dès que Vincent avait sorti une cigarette de son étui.

Dernière valse.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant