15.Mémoire insoutenable

136 17 16
                                    

Axa ouvrit la bouche pour parler et encore une fois s'enliser dans le labyrinthe des mystères, mais choisit finalement de se taire. Elle se dit que pour une fois elle n'allait pas demander et attendre que les choses devant être dites le soient et celles ne le devant pas soient à jamais tues. Elle se concentra à nouveau pour maîtriser tout champ que lui enverrait le corps du jeune Wilniv et nettoya affectueusement sa joue. Il ne résista pas au geste d'Axa et se contenta de détourner la tête. Ils étaient assis, muets comme des carpes et présents dans un silence pesant. Dame rivière et ses vertus apaisantes accomplissaient leur mission, laissant les deux rejetés se conforter dans un espoir scellé.

*

Il courait, insouciant, avec les autres enfants. Ses cheveux bruns mi-longs étaient en bataille, ses joues, rosies et son petit cœur, vif. Il lança le ballon au gamin roux en face de lui qui, d'un geste rapide mais maladroit, s'en saisit. Une jeune femme rousse se dirigea vers eux, le visage lumineux, ses yeux marron passant alternativement sur les deux garçons.

Maman ! Cody et moi avons fait égalité, déclara le roux, exposant pleinement ses dents.

Vous êtes deux champions. Je suis fière de vous, s'enthousiasma la femme en prenant dans ses bras son enfant qui avait couru vers elle.

Le second enfant se tint à l'écart, un sourire timide aux lèvres. Il observait la scène qui lui faisait chaud au cœur. Il aimait ça, voir des familles heureuses, voir des pères dignes, des mères joyeuses et des enfants comblés. Lui aussi vivait ces relations, mais uniquement dans ses rêves. Lui aussi avait une belle maman, un beau papa dans ses rêves. Ce que la vie lui refusait se réfugiait souvent dans ses songes. La jeune femme s'agenouilla pour être à la hauteur de son fils et leva doucement la tête. Elle fut désolée de voir l'autre enfant si seul. Elle ouvrit ses bras et lui fit signe de les rejoindre. Le garçon hésita, mais ne tarda pas à se jeter dans les bras de la femme qui essaya de lui donner autant d'affection qu'elle le pouvait. Il semblait tout d'un coup plus heureux. Au moins un reflet minime de ses rêves se réalisait.

Papa, j'ai joué avec Brad et on a fait égalité. La mère de Brad a dit que nous étions des champions, débita le garçon quand il rentra chez lui.

Il avait un sourire radieux au visage, un visage dégageant l'insouciance et l'innocence. Il observa le grand blond en face de lui et qui lui faisait dos. Ce dernier ne bougea pas d'un poil.

Papa, tu m'entends ? insista-t-il, perdant progressivement le sourire.

L'homme en face de lui se retourna enfin, le visage amer et l'expression impassible.

Tu n'arrêteras donc jamais de jouer le moins que rien ? Si jeune, mais déjà si inutile, lança-t-il.

Le garçon l'observait avec de gros yeux, maintenant intrigué, ne comprenant pas grand-chose à ce que disait son paternel. Mais il enregistrait inconsciemment chacune de ses paroles.

Tu penses que nous, les Jones, pouvons nous contenter de l'égalité ? grogna-t-il. Nous sommes au-dessus des autres. Ni en dessous ni pareil. Tu dois toujours gagner, jamais être égal ou inférieur. Tu dois écraser tous ceux qui sont sur ton chemin. Ils ne sont rien. Absolument rien.

Il prononça ces paroles avec une haine incontrôlée et serra fermement les poings.

Je ne vois même pas pourquoi je te dis tout ça. Après tout, tu es comme ta mère, fragile et inutile. TU ES UN HOMME, PUTAIN, hurla-t-il, provoquant des tremblements chez son fils.

Il avait l'habitude que son père lui adresse toutes ces paroles qu'il ne comprenait pas complètement, qu'il lui dise des choses méchantes et qu'il ne le félicite jamais. L'homme en face de lui semblait tenter de retenir sa colère. Le garçon ne comprenait rien. Il avait seulement joué avec son meilleur ami et en était fier de ce qu'il avait accompli. Il aurait préféré que son paternel le félicite et le mette sur ses épaules en chantant ses louanges. Il se contenta de baisser la tête et de sortir de la pièce. Il monta dans sa chambre et s'assit, le dos appuyé contre le mur. Il était si jeune pour connaître la solitude. Il tira ses genoux contre sa poitrine. Dans sa tête, seules des images revenaient incessamment, des images qu'il ne comprenait pas, mais qui lui faisaient mal. « Lâche-moi, s'il te plaît. » Il entendait ces pleurs de femme qui faisaient pleurer son cœur à son tour. Il la voyait se faire taper par son père. Il la voyait se faire tirer par ses beaux cheveux bruns, il la voyait pleurer et supplier. Il se voyait immobile et trop impuissant.

La planète aux yeux vertsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant