Chapitre 22

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Au bout d'une bonne heure, l'orchestre avait joué de nombreux morceaux et mélodies, toutes différentes des unes des autres. Certaines étaient guillerettes, d'autres tristes, d'autre encore donnaient envie de danser ou faisaient peur.

Levi n'en pouvait plus, il était éreinté de tous les aller-retours qu'il avait fait. Son duo avait eu un grand succès auprès du public qui le découvrait pour la première fois au violon, mais le grand final n'était pas encore en vue et l'homme l'attendait avec impatience mais aussi avec réticence. Il devait "fermer le concert avec son plus beau morceau", lui avait dit le chef d'orchestre. Seulement Levi hésitait. Jouerait-il ce morceau ou un autre ? Après tout il n'était pas encore terminé, ce n'était pas une partition à présenter devant un public. Il n'avait pas peaufiné les arpèges et la fin de la partition n'était pas encore écrite. Le morceau n'avait même pas de nom !

Mais pris d'un élan de courage et de volonté, il courut à travers les couloirs du théâtre et s'assit devant un clavier d'entrainement. S'entraînant du mieux qu'il le put sur les parties écrites, ne réfléchissant pas à la suite. La musique avait complètement pris possession de lui et le temps passa beaucoup trop vite. Si bien que, après un temps qui lui parut trop court, Erwin entra comme une furie, essoufflé au possible. Il haleta que le final allait bientôt commencer et qu'il fallait que le Pianiste se prépare à monter sur scène.

Le blond se fit transpercer par des orbes grises dans lesquelles flottaient un sentiment de nervosité extrême. Majestueux, Levi se leva et sortit de la pièce, gonfla le torse pour se redonner du courage. Ses pas claquèrent sur le parquet, comme le tac du métronome, comme le tic d'une horloge, annonçant l'heure fatidique.

Avant de passer le rideau noir qui séparait les loges de la scène, il inspira un grand coup, une pensée vola vers Eren qui, il l'espérait, dormait tranquille.

Droit comme un I, marchant comme un danseur de ballet, il se posa sur le tabouret blanc, devant le piano blanc. Cette couleur ne lui allait décidément pas du tout, pensait-il. Le micro l'attendait, posé sur le couvercle ; il devait faire un discours de fermuture...

" Je... sa voix était rauque et enrouée, il se racla la gorge. Je ne sais pas trop quoi vous dire pour fermer ce concert... Alors merci. Merci d'y avoir assisté. Cependant avant que vous ne partiez, j'aimerais vous jouer un dernier morceau. C'est une partition qui n'est pas encore parfaite. Mais je l'ai écrite avec mon cœur, réellement tout mon cœur. Parce que j'ai pensé à cette personne quand je l'ai écrite, vous savez celle qui ne quitte jamais vos pensées. J'espère que cette dernière mélodie restera dans votre esprit, comme elle l'est dans le mien. aucun sourire n'avait traversé son visage mais ses yeux avaient parlé pour lui tant ses émotions, en parlant d'Eren, l'avaient envahi. Merci d'avoir passé la soirée en notre compagnie. "

Le morceau commença lentement, paisiblement, comme si un enfant dormait à côté. Les premières phrases n'étaient ni trop aiguës ni trop graves, apaisantes. Puis il accéléra, graduellement. Et la tonalité des notes monta aussi. Quelques notes plus aiguës que les autres apparaissaient au fur et à mesure que la partition prenait forme sous les doigts agiles du Pianiste. Aucune note grave n'entachait la mélodie. Des accords, des piquets, des croches et des soupirs défilaient et construisaient une mélodie heureuse. Mélodie qui laissait imaginer une vie faite de rires et d'amusement. La vie d'un enfant joyeux, insouciant.

Au bout de longues secondes à continuer sur ce même rythme joyeux et sur ces mêmes notes gaies un accord vint percer cette joie enfantine. Un seul accord, accentué avec la pédale tonale* pour garder sa résonance jusqu'à ce qu'il disparaisse, englouti par la mélodie principale, trancha la mélodie qui continuait tout de même de courir. L'accord composé de trois notes plus graves que la norme du morceau, se répétait inlassablement et de plus en plus vite, tandis que la mélodie reprenait pour la troisième fois de suite la même phrase.

La Pianiste ne réfléchissait même plus, les notes lui venaient toutes seules. Ses doigts semblaient enchantés et glissaient tout seuls sur le clavier nacré. Il ne s'arrêtait plus ne voulant couper court à cette mélodie du bonheur, tachée petit à petit de noir. Pourtant les aiguës gardaient la main sur la partition, et bien que quelques notes graves se faisaient plus fortes, leurs homologues reprenaient toujours l'avantage. Comme si cette joie utopique n'avait pas peur de ces ombres. Comme si cette joie frivole appartenait à un cœur noble qui ne connaissait pas le mal. Comme si les couleurs vives de ce tableau enchanteur ignoraient les gouttes tristes d'un début d'orage.

Mais les sons graves se mélangèrent finalement, lentement mais sûrement, à la mélodie principale, tel un poison. On aurait presque pu les imaginer infiltrer vicieusement la chanson, empoignant cette joie fantaisiste, la rendant fragile et éphémère. Les notes aiguës et médiums gardaient force et courage devant la tristesse des graves. Cet échange était un combat entre le bonheur et le malheur. Les sons se frappaient, se mélangeaient puis se dissociaient dans un tempo rapide et cassé.

Pris dans l'émotion de cette bataille invisible, encrée dans son propre cœur, le Pianiste ne sentie pas ses larmes affluer à ses yeux. Elles coulèrent silencieusement et s'écrasèrent sur ses cuisses et le clavier. Pourtant elles ne le gênaient pas, lui qui n'avait plus besoin de voir ses doigts ni ses notes, les connaissant par cœur depuis bien longtemps. Il laissa son imagination, ses sentiments et son esprit jouer pour lui. Le morceau ralentit finalement, mélangeant notes de tous étages. La mélancolie des sons résonnait plus fortement que la joie principale de la musique.

Enfin les notes s'échappèrent, ne formant plus qu'un fin filet de sons mélodieux et tristes. Les graves avaient finalement remportée cette guerre invisible et la joie se mourrait sous cette noirceur. Les larmes coulaient toujours à flot et pourtant Levi sourit tendrement. Un sourire vrai, que son cœur envoyait à son monde. Noyé dans les larmes, ce maigre sourire était la seule chose qui laissait de la couleur à cette sombre atmosphère.

Ses doigts continuaient de courir doucement sur le clavier comme si les notes voulaient continuer d'exister, pour ne jamais mourir dans le silence pesant de la pièce. Plus personne ne respirait tant l'émoi du morceau était grand.

Au dehors les nuages gris se percèrent de rayons de soleil, signe d'un fin espoir de voir la gaieté revenir. Comme si ce sourire cassé apportait à lui seul assez de joie et d'espoir pour que même la météo veuille bien y croire. Cet espoir invisible planait comme un voile, engourdissant les doigts du Pianiste.

Voyant la fin de sa préparation arriver, il improvisa à l'instinct les dernières notes. Il laissa flotter les sons quelques secondes, montrant que même lui ne connaissait pas le fin mot de cette histoire. Levi appuya sur les trois accords finaux avec la pédale forte** pour que les sons flottent à travers la grande salle, jusqu'à ce que le silence les engloutisse.

Après plusieurs secondes de béatidute, la salle entière se leva pour une ovation grandiose. Des cris, des sifflements, des applaudissements prirent possession du public. Et le rideau se ferma sur un salut du Pianiste.

*elle garde la résonance de certaines touches de manière sélective, permettant alors de libérer la main pour jouer d'autres parties sur le clavier

**pédale forte ou syncopée, c'est la pédale de droite qui sert à garder la résonance des touches de manière à prolonger leur son jusqu'à ce que la corde s'arrête de vibrer.

Sonate Pour DeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant