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Avez-vous déjà lu Tolkien ? Cette grande histoire épique, d'un petit homme qui se retrouve contre son gré en possession d'une arme destructrice ? Cette arme qui va l'obliger à quitter son pays et à traverser à ses risques et périls des milles et des milles de dangereux territoires, en rencontrant de sournois ennemis comme Gollum, et de valeureux amis comme Sam.

À travers son épopée, Frodon -le petit homme, le Hobbit-, va découvrir que le vaste monde qui l'entoure est encore plus dangereux que ce qu'il avait l'habitude de craindre lorsqu'il vivait chez lui, dans la Comté. Que parfois, on se fit trop vite à certaines personnes alors qu'elles ne sont que du faux et que d'autre fois on créait des liens éternels et incassables avec des personnes inattendues qui deviennent à nos yeux plus précieuses que tout l'or du monde.

À cet instant, à l'aube de mon quatorzième anniversaire, lorsque je lisais sur mon fichu lit et la tête posée sur mon fichu oreiller l'aventure extraordinaire de ce Hobbit et de sa communauté, j'étais loin de m'imaginer que bientôt je me sentirais un peu comme Frodon. Que je serai lâché dans la nature, proche des loups et des chiens sauvages.

Cela faisait des mois que je m'entraînais tous les jours dans le petit studio gratuit de Cassie la filet-o-fish brune et de Nola la Pom-pom Girl. J'étais devenu, comme les deux adultes ne cessaient de le répéter à ma mère, un espoir du monde de la danse. J'avais un talent, j'avais un don. Et comme l'Anneau avec Frodon, ce don allait me pousser à quitter mon monde et à devenir un guerrier sans que je puisse avoir le temps de m'en rendre compte.

On était au mois de Mars 1976, et j'allais avoir quatorze ans.

Ma mère était assise à côté de moi, droite comme un flamand-rose avec son fard à joue bien trop voyant. Et nous écoutions avec attention Cassie nous expliquer ma vie derrière son vieux bureau au studio. Elle voulait accélérer le courant de ma rivière.

- Je t'ai observé durant six longs mois Augustin, et de toute ma vie je n'ai jamais vu un garçon aussi assidu de travail que toi. Tu as du talent, et je pense qu'il est temps que tu le mettes à la lumière.

Sur ce dernier point, j'étais assez d'accord avec elle : j'en avais plus qu'assez de danser dans le coin de la salle de danse à l'ombre de mon vieux papyrus desséché.

- Que voulez-vous dire par là ? demanda ma mère, toujours aussi raide.

- Je veux dire par là que si Augustin le désir, je peux l'entraîner individuellement pour qu'il puisse passer un concours. C'est un moyen extra qui pourra lui permettre d'être repéré par des compagnies pour leurs stages intensifs d'été.

- Je deviendrai danseur ? m'exclamai-je avec un peu trop d'enthousiasme.

- Oui, tu seras danseur, répondit plus calmement Cassie.

- Et combien va nous coûter cette plaisanterie ? continua ma mère sans perdre le cap.

- Écoutez Mme Gusman, votre fils a un talent, un réel talent. Si c'est l'argent qui vous retient à le laisser s'envoler, je m'engage personnellement à payer tous les frais. Il a tout, votre petit.

Et c'est là que moi, le petit Augustin Gusman, pauvre comme tout et négatif jusqu'aux enfers, je commençais à me sentir pour la première fois Frodon. La chasse aux Hobbits était lancée, et je sentais déjà l'ombre des Cavaliers Noirs se resserrer autour de mon cou. Bientôt il me faudrait courir.

Maman avait crié toute la semaine, persuadée que Cassie voulait lui voler son fils, si beau et si doué. Alors elle avait travaillé. Le matin, l'après-midi, le soir, la nuit. Tous les jours, toutes les nuits, et même le week-end. Je crois qu'elle m'aimait, peut être pas autant qu'elle aimait Guillem qui allait devenir avocat, ou Elijah qui allait devenir politicienne. Mais elle m'aimait au point de me donner jusqu'à la dernière goutte d'eau de sa rivière pour faire déborder la mienne.

Et elle y parvint, enfin je crois. En Avril 1976, je débutai mon premier cours particulier avec Cassie pour préparer les concours estivaux de tout le pays. C'était un challenge sans précédent, m'avait-elle expliqué, car nous devions faire en deux mois ce que d'autres danseurs plus expérimentés font en un an. Nous avions décidé de travailler le solo de l'acte III du Lac des Cygnes, un célèbre ballet de Piotr Ilitch Tchaïkovski dans laquelle une jeune fille se transforme en cygne suite à une malédiction et ne pourra retrouver sa forme humaine seulement si elle arrive à séduire un prince.

Je passai donc la plus grande partie de mon temps, lorsque que n'étudiais pas au collège, à enchaîner les pas prodigieusement précis que la chorégraphie m'imposait. Des assemblées enchaînées de triples pirouettes et suivies d'une série de sauts toujours plus hardants et puissants que les précédents. À chaque passage je me sentais voler. J'effectuais mes pas avec de la légèreté et lorsqu'il me semblait atteindre enfin la perfection, Cassie me cassait en me trouvant sans arrêt les détails sur lesquels elle me trouvait encore trop faible. Alors elle relançait la musique et je recommençais en pensant à tous les conseils qu'elle m'avait donnés.

        À la fin du moi de Mai, le studio de Cassie offrait une petite représentation sur la place à la fontaine de notre ville dans laquelle ses élèves montraient l'évolution qu'ils avaient eu depuis l'année précédente. Mais pour moi il n'y avait pas d'année précédente, j'étais le petit nouveau, le fameux « talent ». Alors Cassie avait décidé de me mettre en avant : elle avait voulu que j'exécute mon solo devant toutes ces personnes pleines de jugement. Et j'avais été terrifié. Pour la première fois de ma carrière, j'avais donné un sens à l'expression « avoir le trac ».

Dans votre tête tout s'embrouille, la calculette de maths perd ses chiffres et se met à calculer à l'envers, puis en diagonale. Votre rivière se sent comme gelée et vos pieds y restent bloqués. Vous êtes figés, incapables de bouger ou même de penser. Vous sentez que le début de la fin est proche. Mais c'est dans les moments comme celui-là que les compagnons de route comme Pipin ou Merry sont les plus importants. De leurs petites épées ils brisent la glace et vous redonnent l'envie de voler.

Cassie était mon Pipin, mon Merry, mon ange gardien. Alors que tous mes membres ne semblaient plus vouloir bouger d'un pouce, elle arriva à me sortir le trac de la tête pour me pousser sur scène. Et à ce moment précis, le temps sembla s'arrêter. Sur scène vous n'êtes plus le même, vous n'êtes plus Augustin Gusman, Frodon Saquet ou Pythagore. Vous êtes de Prince Siegfried, vous êtes un danseur, vous êtes un oiseau. C'est une des rares chose dans la vie auxquelles je pense ne jamais pouvoir me passer, cet instant sur scène où les projecteurs vous éblouissent et vous empêchent de voir le public captivé ou dépité par votre représentation. Vous vous sentez seul au monde. Vous vous sentez merveilleux.

Danser sur scène vous empoigne le cœur et vous pollue la rivière telle une drogue. Et je le compris ce soir là, lorsque je saluai le public déchaîné pour la première fois. Je souriais comme un Gus' au carré, sans négatif, complètement heureux. Je n'avais qu'une seule idée en tête : recommencer.

Et s'est ce que je fis trois semaines plus tard. Ma mère nous avait accompagnés, Cassie et moi, sûrement pour s'assurer qu'elle ne lui pique pas son fils. Nous avions pris le train pour nous rendre dans une des plus grandes villes du pays. Là où nous n'étions jamais allés, mes frères et moi, car c'étaient des villes de riches, les rivières de L'Eldorado pleines d'or et de diamants comme dirait Voltaire. Et j'ai dansé. Encore mieux que dans le studio, encore mieux que sur la petite scène sur la place près de la fontaine. Je m'étais libéré et j'avais enchaîné mes développés sautés, mes doubles pirouettes en l'air et mes entrechats avec le meilleur de moi-même avant de saluer le jury la tête haute.

Je me souviens avoir retrouvé ma mère en pleurs ce jour là. Elle avait été tellement émue de ma prestation que sa rivière émotionnelle avait débordé à travers ses iris. Et j'avais fait comme elle. Je m'étais jeté dans ses bras et j'avais pleuré jusqu'à ce que Cassie nous oblige à partir prendre le train du retour. Voir ma mère m'aimer pour la première fois avec autant d'amour me toucha droit au cœur. Et je me promis de devenir le meilleur pour la rendre encore plus fière de moi, pour qu'elle m'aime plus encore.

Deux semaines plus tard, nous reçûmes la lettre de réponse du jury. J'avais été accepté à participer aux stages d'été de deux grandes compagnies de l'Eldorado, l'une avec l'obtention d'une bourse, et l'autre sans. Je vous laisse imaginer la tempête de joie qui s'était créée en moi lorsque j'avais réalisé que j'allais partir à l'aventure. Comme Frodon, comme Sam. J'allais danser, j'allais être libre et j'allais vivre entre les rivières d'or et de diamants.

L'invitation au VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant