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«Toujours mouiller la nuque en premier, disait à chaque fois Papy. Sans quoi, vous êtes noyés ».

Oui, entrer dans l'eau demande une précaution exténuante. Au moindre faux pas vous pouvez vous sentir glisser et vous serez contraints de vous mouiller d'un coup. Il faut prendre son temps, réaliser des mouvements lents et gracieux comme un adage de ballet. Glisser le premier orteil, se sentir refroidir tout d'un coup puis vouloir faire demi-tour. Poser le pied en entier et le laisser se faire submerger par l'eau pure et glaciale.
Puis arriver jusqu'aux genoux. Aux hanches. Le ventre est douloureux. Elle vous picote la peau, vos muscles deviennent plus fermes. Et puis entrer la nuque. La nuque est dangereuse. Elle peut tuer. Mais ce cap passé, vous êtes certain que vous pouvez vous laisser aller complètement.
Permettez à votre corps de ressentir chacune des molécules H2O qui vous entourent. Laissez-les épouser vos formes, caresser votre peau. Et détendez-vous. L'été touche à sa fin mais l'eau est éternelle. Alors baignez-vous, qu'importe la pluie ou le beau temps, la chaleur ou la glace, le vent ou la brume. L'eau ferme les blessures que votre corps éternise.

Après le stage, je passai les dernières semaines de vacances chez moi, dans le Nord où la pluie s'était faite plus rare et où mes petits frères et sœurs hurlaient en jouant. Je me sentais impatient et terriblement mélancolique. Je passais mes journées à nager près des berges de la rivière Jago -(celle qui contournait notre ville), à vagabonder dans les ruelles pour observer les vitrines des magasins de mode et à relire encore et encore le petit bout de papier qui avait glissé de la poche de Gabin Rainbow, le jour où nous nous étions quittés.

« C'est à partir de toi que j'ai dis oui au monde »

Poème de Paul Éluard.

Gabin aimait la poésie, il en était même passionné. Il lui arrivait parfois de m'en réciter quelques vers. De Rimbaud, de Baudelaire, de Lamartine. Je ne sais s'il faisait cela avec d'autres personnes. Peut-être qu'Adèle avait elle aussi le droit à ce privilège merveilleux ? Mais pour moi, il n'y avait qu'entre nous que Paul Éluard ressuscitait. Il ne parlait pas de poésie à Alexander, ni à Marcus. Seulement à moi. C'était son refuge, et j'y avais accès.

Une fois, alors que nous étions tous les deux étendus sur l'herbe verte et grasse qui arpentait les berges de la rivière aux abords de la ville durant le stage, et que nos deux autres camarades s'amusaient à éclabousser en hurlant quelques filles ravissantes, il m'avait récité quelques mots.

- Augustin ?

J'avais grogné car je commençais à peine à m'endormir paisiblement, mon dos nu dorant au soleil estival. Mais Gabin avait insisté.

- Quel est ton pire ennemi ?

- Je ne sais pas, avais-je dit sur l'instant. Je crois que l'oubli est un cruel personnage.

- Ne plus se rappeler de notre enfance aimée, oublier la saveur de notre premier baiser, ne plus penser à notre grand-mère décédée. Je suis d'accord, l'oubli est un ennemi puissant.

- Il y en a tellement, des ennemis.

- Pour Baudelaire, l'ennemi est le temps.

Il avait dit ces mots en regardant les feuilles des arbres au-dessus de nos têtes se décrocher dans le vent.

- « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

L'invitation au VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant