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Novembre 1977, il neigeait sur la ville.

- Heho Augustin, tu es avec moi ?

Je détournai mes yeux vers le petit corps gracieux de Laurelyne.

- Je sais que Gabin et Adèle sont beaux mais quand même, fais un effort pour t'intéresser à moi.

Elle avait posté ses mains sur ses hanches pour se donner un air supérieur.

- Ouais, désolé Lau'. On en était où ? tentai-je de dire afin de retrouver les pieds sur Terre.

Mais la vérité était que je m'étais envolé. Boum. Dans les étoiles. Danser avec Laurelyne et danser avec Gabin ce n'était pas pareil. Complètement différent même.

Il y a un mois, lorsque Mr. Ivanof nous avait mis ensemble, Gabin avait été très enthousiaste et nous avions commencé tout un tas de chorégraphies sur le thème du printemps. Facile. Puis sur le thème du temps. Moins facile.

Nous dansions rien que tous les deux, puis nous montrions nos chorégraphies au professeur qui tentait de nous pousser toujours plus loin dans nos mouvements. Gabin était tellement obsédé à l'idée d'atteindre la perfection qu'il me donnait rendez-vous à nos heures de repos pour qu'on travaille ensemble. Alors nous nous retrouvions les dimanches après-midi près du port, il branchait son poste radio, remontait la cassette et lançait la musique. Et nous partions danser loin du monde, dans notre petite bulle. Parfois il m'arrivait de frissonner lorsque dans nos mouvements, nos bras s'enroulaient, nos jambes s'emmêlaient, nos corps s'effleuraient. C'était plus fort que moi, plus fort que tous les sentiments que j'avais ressentis depuis ma naissance.

Pourtant le mal de mes sentiments ne m'était pas étranger. Aimer les hommes, quelle idiotie. J'avais attrapé la maladie comme disait mon père. Mais que voulez-vous ? À chaque coup d'œil, à chaque sourire, à chaque mot je sentais la cire de mon cœur fondre comme une bougie allumée par mon amour.

Je ne sais si Gabin s'en rendit compte un jour. Peut-être qu'il avait dès le départ remarqué mon obsession. Ou peut-être qu'il n'avait rien vu et qu'il dansait avec moi et sa naïveté tout simplement.

- AU-GUS-TIN GUSMAN. Wake up !

Je serrai le petit morceau de papier qui voguait dans ma poche.

« Tes yeux, où rien de se révèle de doux ni d'amer, sont deux bijoux froids où se mêle l'or avec le fer. »

Charles Baudelaire.

Il est possible que Gabin ne remarqua jamais rien, mais je me demande encore si les poèmes qu'il laissait tomber de ses poches m'étaient délibérément destinés.
Je pris une grande inspiration et retournai dans la réalité. Je me trouvais dans la salle de danse des vendredis après-midi où j'apprenais à danser des pas de deux avec la belle Laurelyne.

- Ça te dit de sortir, ce soir ? demandai-je tout à coup.

Mon amie sembla déconcertée.

- Tu m'invites à danser ?

- Ouais.

Elle se bascula d'une jambe à l'autre et tripotant ses cheveux bruns plaqués dans son chignon.

- Demande-le moi en gentleman, alors.

Je soufflai. Les filles pouvaient être exaspérantes parfois. Je me plaçai devant elle et j'attrapai sa main en me penchant légèrement en avant.

- Mlle Laurelyne Holmes, accepteriez-vous de sortir danser ce soir en ma compagnie ?

- Bien volontiers Mr Gusman. Mais reprenons plutôt l'exercice ou nous allons nous faire virer du cours.

Et c'est ainsi que je me retrouvai à vingt-trois heures précises dans un des bars dansants les plus branchés de la ville. J'avais fait l'effort de coiffer mes cheveux bruns sous les conseils d'Alexander et je m'étais vêtu de mon polo bleu, mon jean et mes baskets. La tenue typique des soirées dansantes.

- Ça te va bien, le bleu, me dit Laurelyne lorsqu'elle me rejoint enfin, deux verres dans la main.

Elle était vraiment jolie dans sa robe verte. C'était la première fois que je la voyais les cheveux détachés. Elle me sourit et me tendit un verre, puis nous nous décalâmes pour nous échapper de notre groupe d'amis qui dansaient comme des fous. J'aimais cette ambiance. Le monde qui se bousculait au rythme de la musique, les filles qui criaient des paroles de chanson, les ivrognes qui titubaient une bouteille à la main. Des jupes qui volaient, des cheveux qui sautillaient, des corps qui remuaient. Le corps de Laurelyne était très beau, et nous passâmes une soirée fantastique à hurler en folie et à sauter dans tous les sens. Pendant un instant, je ne pensais à rien. Il n'y avait plus de Gabin, plus de jalousie, plus d'angoisse. Je vivais pleinement l'instant présent et c'était une sensation euphorique.

Laurelyne pouvait me prendre la main et m'entraîner dans sa danse sans que je ne ressente les frissons qui me parcourraient lorsque j'étais avec Gabin. J'aimais ça.

- On sort ? finit par me dire mon amie alors qu'une chanson peu populaire raisonnait dans les enceintes.

Nous avions un peu bu, mais j'étais assez sobre pour me rendre compte de la situation : je ne pourrais vous dire qu'elle était amoureuse, mais il y avait dans le regard de Laurelyne une touche de passion qui n'abusait que de moi. Elle me prit la main et me tira dehors.

L'air de la ville nous fit du bien et nous pûmes respirer enfin hors de la fumée du bar. Nous marchâmes dans la rue, riant de rien, parlant de tout. Elle avait laissé sa main dans la mienne, et je l'avais laissée faire. Peut-être par lâcheté, ou par timidité. Puis nous finîmes par nous arrêter sur le port du lac, et sur un banc nous regardions les étoiles dans la froideur de cette nuit hivernale.

- As-tu déjà vu la mer, GusGus ?

Nous étions tous les deux allongés, tête contre tête, le long du banc. Le bruit des faibles vagues arrivait à nos oreilles congelées.

- Non, jamais.

- C'est si beau, sourit-elle. Un peu comme ce ciel étoilé l'horizon de la mer semble ne jamais s'arrêter. Plus tard, je vivrai près de l'océan. J'aurai une maison en bordure de la plage et chaque matin je me baignerai dans l'eau encore fraîche de la nuit. Je t'y inviterai et tu pourras contempler l'immensité du monde sous cette masse bleue.

- J'en rêverai.

Laurelyne était merveilleuse. J'aurais aimé pouvoir l'aimer de toute mon âme, pouvoir lui prendre la main à tout moment et ressentir des frissons, rougir à sa venue et perdre mes moyens à chacun de ses mots. Mais cela m'était impossible, j'étais cassé. Et c'est pourquoi mon ventre se tordit lorsqu'elle approcha son visage du mien. Telle une statue de marbre antique, je n'osai plus bouger. Ma respiration semblait paniquer à vive allure.
Mais je pense que le pire fût la culpabilité qui m'envahit lorsqu'elle osa déposer sur mes lèvres un baiser timide. Ce n'était pas pour moi, ces choses-là. Alors, sous le jugement des étoiles, mon ventre se retourna si fort que je partis courir près du lac pour régurgiter mes angoisses et mon repas.
Je l'entendis me rejoindre en courant.

- Oh mon dieu, Augustin, tout va bien ? s'empressa-t-elle de dire en tapotant mon dos. Je suis vraiment désolée, je n'aurais pas dû t'embrasser. Pardonne-moi.

La tempête en mon intérieur enfin apaisée, je me relevai quelque peu pour lui faire face. J'étais sans aucun doute la personne la plus monstrueuse de l'univers. Rejeter de la sorte une fille formidable méritait la peine de mort. Je décidai en homme lâche de choisir la facilité :

- Ne t'excuse pas, Laurelyne, ce n'est pas ta faute. J'ai dû boire un verre de trop.

Mensonge. Mais faire souffrir Laurelyne n'était pas dans mes envies et je n'avais la force de lui avouer ma vie et ses secrets. J'étais un faible.

Alors je l'embrassai à mon tour.

L'invitation au VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant