Malheureusement l'été que je m'étais plu à si minutieusement imaginer ne se passa pas comme prévu et tomba à l'eau : Papy mourut d'une overdose au début du mois de Juillet, et le petit Paul, encore bébé, fut pris d'une grippe très grave. Je renonçai donc à mon été de rêve au Prodigious National Ballet pour rester auprès de ma mère qui avait eu la gentillesse de m'aimer autant. Alors il me fallait l'aimer en retour.
Je ne vous cache pas que Cassie fut très déçue de mon choix, mais elle le comprit et l'accepta. Grâce à ses talents et à ses relations d'ancienne danseuse, elle réussit à me garder une place auprès d'une des compagnies qui m'avait accepté pour que je puisse participer au stage de l'été prochain.
Et voilà que je commençais ma deuxième année en tant que danseur. Tous les soirs, je continuais de me rendre aux cours que Cassie donnait bénévolement, et je m'éclatais métaphoriquement et littéralement, comme lorsqu'il m'arrivait de rater l'atterrissage de mon saut et de m'étaler sur le parquet du studio, en provoquant l'hilarité féminine et générale.
Pourtant, je sentais que cette fin d'année de 1976 et ce début d'année 1977 ressemblait typiquement à ce qu'on pourrait appeler : le calme avant la tempête. Je sentais depuis le mois de Juillet que l'Anneau autour du cou de Frodon avait été frustré de ne pas avoir pu partir à l'aventure. Il gigotait en moi et retournait les rochers, me sonnait la tête et tentait de débloquer le barrage que je m'étais créé.
Alors Cassie me poussa à participer à de nouveaux concours pour que je puisse progresser sous l'œil tranchant des jurys en plus du siens. Attendant patiemment qu'une toute nouvelle aventure se présente à moi.
Au mois d'Avril 1977, j'avais enfin terminé de lire les deux premiers tomes du Seigneur des Anneaux, de JRR Tolkien, et j'entamais à présent le troisième et dernier tome : Le Retour du Roi ; la tête toujours posée sur mon fichu oreiller et la fenêtre pluvieuse toujours ouverte.
Rassurez-vous si vous n'en êtes pas à ce stade du roman, je tâcherai de rester direct sur l'attention que je porte à ce livre.Ainsi, alors que mon talent se sentait à l'apogée de son enfermement sans que je m'en rende compte, je tombai sur ces quelques mots, puissants et vrais : Aragorn, le grand prince déchu, demande à la Dame Eowyn ce dont elle craint le plus. Et voici sa réponse qui m'empoigna l'esprit durant des semaines et des semaines : « Une cage, disait-elle. Rester derrière des barreaux, jusqu'à ce que l'habitude de la vieillesse les accepte et que tout espoir d'accomplir de hauts faits soit passé sans possibilité de rappel ni de désir. ».
Comprenez-moi. Augustin Gusman. Le petit danseur de la fontaine. Au Papy décédé. Au Tonton suicidaire. À la mère possessive. Au père homo-phobe-sapiens. À la coach Pom-pom Girl. Aux trois frères basketteurs. Aux trois sœurs amoureuses. À mes neuf mètres carré. Au fichu oreiller. À Cassie la fillet-o-fish. À mon chien. À mon chat. Aux mathématiques. À la danse rythmique. À Clotilde. Marilyn Monroe. L'Eldorado. Les footballeurs. Les tutus roses.
Vous ne vous sentez pas un peu noyés ? Moi, si.
Il fallait que je m'envole pour de bon, il fallait que je sorte de cette cage comme l'avait si bien expliqué Eowyn sinon je risquais de passer à côté de ma vie entière, de suivre la mauvaise rivière...
Cette phrase philosophique était devenue ma bible durant les trois mois qui composaient le fossé entre ma rivière et celle de l'Eldorado du stage au Prodigious National Ballet. Et au mois de Juillet, je m'envolais enfin.
Je n'avais jamais été réellement confronté à d'autres danseurs. Certe lorsque je concourais face aux jurys de tout le pays je me mettais en scène et devais me comparer aux autres talents. Mais je vous parle là d'une tout autre confrontation que je n'avais pas lorsque je dansais au studio avec les filles qui n'étaient là que pour se distraire ou dans les coulisses d'un concours où chaque danseur ne pensait qu'à lui-même. Je vous parle de la confrontation qui m'arriva en pleine tête ; telles ces pluies printanières qui vous tombent dessus en plein milieu d'un après-midi ensoleillé. Lorsque je débarquai, à l'aube de mes quinze ans, dans l'Eldorado du pays.
Le studio du Prodigious National Ballet dans lequel j'avais été retenu se trouvait en plein cœur de la ville, juste au tournant de l'avenue la plus spectaculaire au monde : la Mondingal Wonderpall's Street ou plus connue sous le nom de l'Avenue aux mille et un Spectacles. C'était rocambolesque, somptueux, extravagant, prodigieux et totalement faramineux. À toutes heures de la journée on pouvait y retrouver les shows les plus improbables qu'il soit. Vous cherchiez un numéro de poissons chantants, vous étiez servis. Vous vouliez voir une funambule danser sur la queue d'un crocodile, vous étiez au bon endroit. Je n'avais jamais vu une rivière aussi vivante et colorée, comme si tous les poissons rouges et ors du monde s'étaient donnés rendez-vous en ce lieu précis pour illuminer la planète de leurs rayonnements. J'étais tombé amoureux pour la première fois cette année là.
Comme je vous le disais précédemment (avant que je ne m'emporte à vous décrire l'extravagance de la ville qui m'entourait), la confrontation qui frappa brutalement mon égaux lorsque j'entrai pour la première fois au Prodigious National Ballet m'assomma presque de désespoir. Les garçons avec lesquels je passais mes journées dansantes provenaient pour la plupart de l'Eldorado et dansaient depuis leurs plus tendres enfances. Ils avaient une maîtrise et une force qui m'épuisaient rien qu'à les regarder. Ils pouvaient danser des heures et des heures sans une goutte de sueur et ils avaient une connaissance en vocabulaire et en ballet qui m'échappait totalement.
Je me sentais un peu Frodon au milieu de tous ces grands Hommes avides de pouvoir. Ils savaient tous précisément ce qu'ils faisaient ici et ils se sentaient fiers avec leurs carrières brillantes déjà toutes tracées. Mais moi, le petit Augustin Gusman, le Hobbit, le garçon des rivières desséchées : j'étais perdu, j'étais tout petit.
- Ce n'est pas comme ça qu'on fait, crétin, me lança un garçon qui devait avoir le même âge que moi.
Nous n'étions qu'à la fin de la première semaine de stage et un des professeurs nous avait laissé de la liberté pour que nous nous entraînions seuls ou avec un partenaire. N'ayant pas la carrure et le talent pour me faire des amis, je m'étais installé au fond de la large salle à l'abri des regards, et je recopiais les pas des autres garçons pour tenter de rattraper mon retard.
- Déjà tes bras sont mal placés, tu ne peux pas tourner si tu les laisses ouverts. Il faut que tu les fermes puis que tu les ouvres enfin. Attends je vais te montrer.
Sans que je ne lui demande rien, le garçon exécuta un magnifique tour assemblé. Lorsqu'il eut fini, il me regarda en riant.
- Toi, c'est la première fois que tu viens chez les pro je me trompe ?
- Non, avais-je répondu avec une timidité que je ne me connaissais pas.
- Super, j'adore les p'tits nouveaux. Alexander Pravinka.
J'attrapai la main que le dénommé Alexander me tendit avec assurance.
- Augustin Gusman. GusGus. Gus au carré.
Il rit alors je ris aussi. Et ma première amitié se forma.
Avec Alexander, tout paraissait amusant. La danse était un cirque où nous étions les clowns, la fatigue était une drogue où nous étions junkies, la mort était le rideau d'un spectacle où nous étions les artistes, et cet été était un roman où nous fûmes les héros. Il m'avait raconté que s'il aimait tant rire c'était parce que lorsqu'il était petit (enfin encore plus petit que nos quinze maigres années) sa mère l'interdisait d'être joyeux, ne serrait-ce même que d'effectuer le plus petit sourire. Elle disait que la vie n'était pas drôle, qu'elle était dure et sévère et que les hommes riaient pour se donner l'impression qu'ils étaient heureux. Mais c'était faux. Alors maintenant il souriait tout le temps. Parce que même si le cours d'eau de la vie est sévère, il préfère le narguer en étant heureux plutôt de se soumettre à sa cruauté en se noyant dans la tristesse.
Et je partageais son point de vue. J'attrapai la maladie du sourire. Je souriai comme lui vers les étoiles, et non vers les enfers comme j'avais l'habitude de faire. Car le bonheur était contagieux, et celui d'Alexander encore plus.
Ma présence au Prodigious National Ballet me montra trois choses cet été là : j'étais capable de franchir les portes de ma Comté et de tenir tête aux plus grandes crapules du monde extérieur, je pouvais compter sur mes amis autant que sur l'amour que ma mère me donnait, et que je ne suis jamais à l'abri des coups de foudre. Jamais. Comme ne se gêna pas de me montrer Alexander, au réveil du mois d'Août 1977, lorsque je rencontrai Gabin Rainbow.
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L'invitation au Voyage
Teen Fiction1975. Augustin a 13 ans, Il voudrait être libre. Augustin rêve, Il voudrait embrasser. Augustin est amoureux, Il voudrait danser. Augustin a 17 ans, Il voudrait être une fille. Augustin sourit, mais vers les enfers. Augustin voudrait être danseur. ...