2019
C'est avec une parcimonie délicate que les premiers flocons tombent ce matin-là sur Paris, comme si les lourds nuages, rendant le ciel si bas, avaient peur que trop s'échappent d'un coup. L'air matinal est de cette froideur sèche qui cache en réalité la chaleur populaire et conviviale des fêtes de fins d'années. Le soleil peine à émerger de son sommeil et les lumières des lampadaires se confondent avec vivacité aux éclairages de Noël attrayant les rues de la capitale. Les visages des piétons sont camouflés par des bonnets trop descendus et par des écharpes trop montées tandis que les mains sont enfournées dans les poches comme si sortir un doigt signifiait le perdre.
Océa, pourtant à peine sortie de chez elle, ne déroge pas à la règle, sentant tout son corps déjà endolori par le froid. Elle ne s'émerveille nullement devant les vitrines trop éblouissantes, ni devant la neige trop collante qui se transforme en gadoue marronnasse une fois sur le béton. Elle préfère de loin marcher la tête baissée, les yeux fixant un point imaginaire au sol, essayant d'oublier le reste du monde. Une fois arrivée à sa voiture elle est contrainte de forcer sur la portière pour réussir finalement à l'ouvrir, glissant au passage sur une plaque de verglas et se rattrapant in extremis. Elle regrette d'ailleurs aussitôt ce réflexe, car avec un peu de chance elle aurait pu se briser la nuque, mourir, et éviter par conséquent cette journée de labeur qui l'attend ainsi que toutes celles qui vont suivre. Une fois à l'intérieur de son véhicule, à l'abris de toute présence humaine et d'onde Christmas Time elle se laisse aller à un long soupire désinvolte, les yeux levés au ciel d'exaspération. Elle balance son sac à main en similicuir noir bon marché sur le siège passager, allume le chauffage à fond pour faire disparaître le givre des vitres et fait démarrer sa Twingo datant de mathusalem. Le moteur bouillonne et rugis. Signe avant-coureur qu'elle va encore rapidement tomber en panne tôt ou tard. Océa le sait mais elle ne veut pas pour autant changer sa petite caisse passe partout. Elle conduit cette vieille carcasse depuis qu'elle a le permis et pour rien au monde elle ne s'en séparerait. De toute façon elle n'en a pas les moyens ce qui résout clairement le problème. Tiphaine, sa collègue de travail et accessoirement seule amie, à beau lui répéter en boucle qu'elle devrait vraiment changer de voiture par sécurité, Océa se contente toujours d'hocher la tête en signe d'approbation mais bien-sûr ses avertissements lui entrent par une oreille et ressortent aussitôt par l'autre.
Une fois arrivée sur les périphériques qui sont à son grand soulagement presque totalement fluides, elle peut enfin rouler bien au-delà de la limitation de vitesse pour être sûre de ne pas arriver une nouvelle fois en retard à son travail. Elle zigzague entre les quelques voitures qui lui barrent la route lorsqu'elle entend son téléphone vibrer dans son sac à main. Sans lâcher le volant elle fouille à l'aveugle à l'intérieur et en sort son portable. Elle regarde l'écran d'un coup d'œil rapide: «Daniel». Qu'est-ce qu'il peut bien lui prendre de l'appeler? Cela fait tellement longtemps qu'elle n'a pas pris de nouvelles. La dernière fois qu'elle l'a eu au téléphone c'était il y a deux ans. Il lui avait annoncé le décès de son grand-oncle Roger, mort dans son sommeil à l'âge de quatre-vingt ans. Et pour être totalement honnête elle n'avait rien éprouvé du tout en apprenant ça. Elle hésite un instant et décide de laisser sonner. Quelques secondes plus tard un message audio apparaît. Elle appuie sur « écouter » et porte le téléphone à son oreille priant pour qu'aucune voiture de police ne soit dans les parages.
- Océa. C'est moi. Daniel. S'il te plaît rappelle moi... C'est... extrêmement urgent.
Elle n'a jamais été particulièrement douée pour analyser les émotions des gens, mais là pas besoin d'avoir faire dix ans d'études en psychologie et comportement humain pour remarquer la tension et les tremblements dans la voix fatiguée par l'âge de son oncle. Même lorsqu'il lui avait annoncé la mort tragique d'Armand, Jeanne et Rose dans un accident de la route sa voix était plus sereine et détendue.
« Montrer ses émotions c'est être faible. Ne pas s'exposer. C'est le seul moyen de protéger notre famille Océa! Tu m'entends?! Le seul moyen... »
Interloquée, elle se décide à rappeler quand même, en vérifiant d'abord qu'il n'y ait aucune voiture de police dans les environs. Elle ne retire cependant pas son pied de l'accélérateur et se contente de tenir son volant à une seule main. Il décroche à la première sonnerie:
- Allo?! Océa?
Sa voix est encore plus trouble qu'il n'y a quelques secondes.
- Oui c'est moi tonton.
« Tonton »... ce mot résonne si faux dans sa bouche. Comme si elle ne l'avait plus considéré comme faisant partie de sa famille depuis si longtemps. Et pourtant c'est avec lui qu'elle garde les meilleurs liens. C'est dire ce qu'elle peut bien ressentir envers sa mère.
- ...Qu'est-ce qu'il se passe?
- Il faut que tu viennes! Il faut que tu viennes immédiatement Océa!
- Je ne peux pas je travaille. Je suis désolée mais qu'est-ce qu'il y a de si urg...
Il la coupe d'un ton sec trahissant une pointe de peur :
- Océa ne discute pas!
La jeune femme commence à perdre patience, elle n'a jamais aimé les devinettes.
- Pas avant que tu m'aies expliqué ce qui se passe putain!
- Océa...
Il marque une pause. Une pause beaucoup trop longue pour qu'elle présage quoi que ce soit de bon. Et d'une voix si faible qu'elle est presque inaudible il articule:
- ...On a retrouvé ta sœur. On a retrouvé Olympe...
Et ce prénom à peine prononcé, Océa lâche le volant et perd connaissance sans même s'en rendre compte, le pied encore enfoncé sur l'accélérateur.
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Olympe et l'attente des corbeaux
Mystery / Thriller« Être une Danewood est une malédiction. Et les malédictions n'épargnent jamais personne... » 1998. La petite Olympe Danewood, âgée de trois ans, disparaît mystérieusement. Personne ne retrouve sa trace et la police finit par classer l'affaire, pers...