Chapitre 2

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1998

La petite fille regarde les lourds flocons tomber du ciel blanc par la fenêtre de sa chambre recouverte de givre. Elle se concentre avec intensité sur chacune de ses petites étoiles glacées qui glissent dans l'air et viennent recouvrir la terre de ce manteau blanc, pour oublier tout le reste. Allongée sur son lit, la tête serrée entre son matelas et son oreiller, les mains plaquées sur ses oreilles, elle essaye d'étouffer les hurlements de rage, les pleurs ininterrompus et les bruits d'objets cassés qui résonnent dans tout le manoir. Mais rien n'arrête les souffles des fantômes et ils s'insinuent malgré tout, comme la gangrène, dans la tête de l'enfant.

Soudain, une ombre noire apparaît derrière la vitre et la fait sursauter. C'est un oiseau. Un oiseau au plumage plus sombre que la nuit et aux yeux brillants comme deux étoiles perçants dans l'obscurité: un corbeau. Ils se mettent à se fixer l'un l'autre pendant de longues secondes, comme si l'animal allait finir par ouvrir son bec pour se mettre à parler. Mais ne sort finalement qu'un croassement aigu qui continue de résonner bien après qu'il est repris son envol et disparu dans le brouillard de neige, devant le regard perdu de la petite fille.





2019

Lorsqu'Océa reprend connaissance, les cris des gens sortant de leurs voitures pour lui venir en aide lui font d'abord penser aux hurlements de sa propre famille. Ceux qui avaient retentis il y a vingt-et-un ans. Mais l'odeur de la fumée provenant du moteur complètement explosé lui fait vite comprendre qu'elle ne se trouve pas dans sa chambre de petite fille. Ce n'est pas contre son matelas qu'elle a le visage écrasé, mais contre son airbag, à deux doigts d'étouffer. Sa ceinture de sécurité qu'elle n'avait, par miracle, pas omis de mettre comme à son habitude, lui cisaille la gorge. Elle ouvre les yeux en se redressant lentement. Une femme ouvre sa portière:

- Madame! Madame vous allez bien?

Elle n'arrive pas à parler, la gorge trop sèche pour prononcer un son. Alors elle se contente de hocher la tête, même si elle a déjà clairement connu meilleure situation.

- Je vais appeler les secours. Ne... ne vous inquiétez pas !

La femme saisit son portable dans son sac à main et tape le 15. Pendant qu'elle passe son appel, racontant ce qu'il vient de se passer, Océa essaye de retrouver ses esprits. Elle sent quelque chose de froid couler le long de sa paupière et lui aveuglant l'œil droit. Elle pose ses doigts sur son arcade sourcilière et une petite douleur piquante la saisit aussitôt. Elle regarde sa main. Son index et son majeur sont recouverts de sang. Elle ne s'est pas loupée, mais d'un autre côté elle a eu de la chance de s'en sortir avec seulement une blessure superficielle sachant qu'elle vient de couper les trois voies du périphérique avant de rentrer dans la barrière de sécurité. Si aucune voiture ne lui ait en plus rentré dedans c'est par miracle! Elle regarde autour d'elle, la vision encore troublée et les membres endolories.

- Ils arrivent! Ne bougez pas surtout et essayez de rester calme!

Océa est calme, mais les piaillements de cette inconnue lui tapent davantage sur le système que quoi que ce soit d'autre dans l'instant. Les quelques minutes qui précèdent l'accident sont troubles. Océa ne se souvient pas qu'elle était au téléphone avec son oncle. Elle ne se souvient pas qu'il lui ait annoncé qu'ils avaient retrouvés sa sœur. Elle ne se souvient pas de s'être évanouie au volant à cause du choc émotionnel...

Finalement les secours finissent effectivement par arriver. Un embouteillage monstre commence déjà à apparaître sur le périphérique et ils finissent par dégager une voie pour laisser passer au compte-goutte les voitures. Océa est assise dans l'ambulance arrêtée. Tandis qu'un des urgentistes s'occupe de son arcade sourcilière, un policier lui pose des questions:

- Vous rouliez au-dessus de la limitation autorisée Madame... (il regarde ses notes) Madame Danever.

- Non bien-sûr que non. J'ai toujours été très prudente au volant.

Elle a surtout toujours été une excellente menteuse. Un don qu'elle doit à sa famille...

- Et que s'est-il passé alors d'après vous?

- J'ai juste perdu le contrôle, je ne sais pas. Je ne me souviens pas vraiment...

L'urgentiste intervient:

- Elle doit se reposer. On va l'emmener à l'hôpital pour faire des examens complémentaires. Et on va sûrement la garder une nuit en observation pour voir s'il n'y a pas des séquelles cérébrales. Une perte de mémoire ça peut-être normal comme inquiétant... Vous lui poserez vos questions plus tard je ne pense pas que ce soit le moment.

Le flic marque un temps d'hésitation mais se contente d'acquiescer et de retourner avec ses collègues près de la voiture en état de ruine.

- Vous êtes sûr que c'est nécessaire? Je vais bien vous savez.

- Oui c'est nécessaire. On ne va prendre aucun risque.

- Il faut que j'appelle mon patron. Lui dire que je ne peux pas venir. Il me faut mon portable.

- Oui bien sûr.

Il fait un signe à une jeune femme en uniforme de police qui ressemble plus à une stagiaire qu'à une véritable gardienne de la loi. Celle-ci se dépêche de venir en trottinant et lui tend son portable.

- Il était sous le siège passager. Il en a pris un sacré coup.

Un « sacré coup » est en réalité un euphémisme. L'écran est complètement explosé si bien que pendant une seconde Océa doute qu'il ne marche encore. Mais l'appareil s'allume bien et elle peut accéder au menu sans problème même si elle peine à voir ce qu'elle fait vu l'étoile gigantesque qui recouvre quasiment la totalité de l'écran. Elle s'apprête alors à appeler son supérieur lorsqu'elle est précédée par un nouvel appel: « Daniel ».

Lorsqu'elle voit ce nom apparaître, tout lui revient soudainement en mémoire comme si elle venait d'ouvrir une porte et que tous ses souvenirs lui sautaient à la gorge pour l'étouffer. Elle reste figée. Les yeux fixés sur le portable. Incapable de faire un geste. Elle n'arrive pas à respirer. Sa cage thoracique est contractée contre ses poumons. Elle a presque l'impression qu'elle va de nouveau perdre connaissance. L'urgentiste remarque sa réaction et se penche vers elle pour essayer de croiser son regard perdu dans le vague:

- Madame, vous allez bien? Regardez-moi.

Après quelques secondes de réaction elle tourne son visage vers lui et d'une voix ferme et monocorde elle articule:

- Je suis désolée... Mais vous n'allez pas me garder en observation, vous n'allez même pas m'emmener à l'hôpital. J'ai quelque chose de bien plus important à faire. Quelqu'un à aller voir. Une personne que je n'ai pas vu depuis très longtemps...

Elle sent une larme couler sur sa joue. Ou alors peut-être est-ce une goutte de sang provenant encore de son arcade sourcilière. Elle ne sait. Elle ne veut pas savoir.

Olympe et l'attente des corbeaux Où les histoires vivent. Découvrez maintenant