quatorze

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Il était autre chose que le simple garçon du fond de la classe, sans histoire. Ils s'étaient trompés sur toute la ligne. Je m'étais trompé sur toute la ligne. Il était bien plus que ça; je l'ai vu à son sourire, entendu à son rire et deviné à ses failles. Ses émotions avaient fait surface, de réels sentiments humains dont personne ne le pensait capable, et qu'il gardait au fond de lui, de peur de trahir sa place. Il ne cherchait pas à refléter autre chose que l'image que les autres lui donnaient, comme moi jusqu'à peu. Il avait de douloureux secrets qui lui pesaient sur le cœur, qu'il ne montrait à personne mais qu'il s'est risqué à m'en partager une partie.

Le sang pulsait contre mon front, tout seul ici dans une salle d'attente, le regard dans le vague. Cette pièce était sans vie, les couleurs ternes, les quelques tableaux ne renvoyaient aucune émotion, l'air était âcre, le silence amer.

-Na Jaemin? m'interpella une dame en blouse blanche.

Je la suivis, après l'avoir salué, jusque dans une salle minuscule empestant le désinfectant. Elle me demanda de m'installer, ce que je fis, immédiatement ébloui par la lumière juste au-dessus de mon visage m'obligeant à clore les paupières. L'instant d'après, la dame était assise à mes côtés, imbibant un coton de désinfectant pour nettoyer ma peau.

-Comment tu t'es fait une balafre pareille, mon grand? demanda-t-elle en plaçant un masque sur son visage.

-Je me suis battu.

Pas vraiment. Mais je n'avais aucune envie de passer des lustres à justifier ma présence, ça ne la regardait pas. Elle acquiesça et commença minutieusement son œuvre. Quelques minutes plus tard, le premier fil ensanglanté rejoignit le plateau métallique à ma droite. L'opération avait duré une vingtaine de minutes et fut pratiquement indolore excepté quand elle tirait pour extraire le fil de ma peau.

-Coup de poing? demanda-t-elle en se levant.

-De tête. ai-je corrigé en me redressant.

-Ça explique la taille de la plaie. Bon, la cicatrice est assez conséquente alors ne sois pas surpris si elle ne s'estompe pas totalement.

Ma mère me ramena à la maison avant de repartir au travail, m'annonçant qu'elle rentrera tard. Il était à peine onze heures lorsque je me retrouvai de nouveau tout seul chez moi. Après avoir mangé ce qui me tombait sous la main, je me mis à réviser mon anglais, pour faire passer le temps. Nous n'avions pas d'autres devoirs, c'était la seule chose à faire.

A la pendule, l'aiguille venait de laisser quatorze heures derrière elle.

Il devrait être là.

Je me levai et traversai la grande pièce dans l'optique d'aller ouvrir la porte mais la sonnerie de cette dernière retentit une seconde avant que je ne l'atteigne. Je l'ouvris donc, rassuré, mais peut-être un peu trop tôt. Il était surpris de me voir apparaître avant même d'avoir eu le temps de ranger sa main dans sa poche.

Quel imbécile.

Il entra, retira sa veste en cuir noire, se laissant en t-shirt, ce dernier étant blanc, large, simple.

Il sortit son texte et me lança un regard sûr de lui auquel je répondis par un autre qui lui demandait s'il était prêt. Il me tendit sa feuille et j'étais assis en tailleur sur la table devant lui qui s'était assis sur une chaise, face au dossier afin d'y poser les coudes.

-What is your personal opinion about the issue of gun control in America?

Ma prononciation était minable, comme toujours et je bégayais mais il n'esquissa même pas un sourire moqueur. Très sérieusement, il commença à justifier ses choix, à les nuancer avec grande clarté, éloquence. Il faisait quelques erreurs de grammaire et de conjugaison mais en dehors de ça, il était... Excellent. Il parlait de façon fluide, naturelle, sa prononciation était parfaite. Presque envoûtante. Et la profondeur de sa voix y était pour beaucoup. J'étais presque gêné de devoir réciter après ça.

Il acheva en une pincée de minutes et me demanda du regard si c'était correct. J'étais toujours bouche bée.

-C'était excellent, apprends moi.

Il était embarrassé en m'entendant, de façon bien peu subtile, m'extasier devant son discours. Suite à cela, sa main se dirigea vers la mienne afin que je lui fasse passer mon texte et j'hésitais. Réellement embarrassé à l'idée de me ridiculiser devant lui, je pris une grande inspiration.

-Te moque pas, d'accord?

Il leva les yeux au ciel en m'arrachant la feuille des mains, stoïque.

-Tu me connais mal.

J'en étais conscient. J'entamai ma récitation après qu'il m'ait posé la question. C'était catastrophique et malgré mes efforts, ça ressemblait à tout sauf à de l'anglais. Cependant, il ne rit pas une fois, préférant me reprendre et m'indiquer la bonne prononciation, répétant le mot jusqu'à ce que je sois capable de le dire correctement. Je terminai enfin, à bout de souffle, le remerciant de sa patience.

-Y'a rien d'autre à faire?

Je secouai la tête, lisant sur la pendule qu'il n'était pas encore quinze heures. Nous avions été rapides.

-T'es libéré! plaisantais-je.

Son visage arbora une expression étrange, comme s'il faisait semblant de réfléchir.

-On va marcher? demanda-t-il en enfilant sa veste de nouveau.

Surpris, j'acceptai, heureux. Parce que c'était en dehors de notre "contrat silencieux", et ça signifiait beaucoup de choses.

Nous voilà marchant côte à côte, naturellement au même rythme. Discutant d'anglais, qu'il avait appris en étant jeune avec la musique. De notre lycée de malheur, de ces déchets d'élèves et de ces profs stupides. De nos sorties dans la nature, cette haine pour l'atmosphère anxiogène du centre-ville nocif.

De cette même vie que nous vivions si différemment. 

De tout finalement; sans se soucier de notre direction, on s'aventurait dans l'inconnu et ça me plaisait, de n'en avoir rien à faire, parlant librement.

Nous étions perdus mais je n'avais pas peur, parce que je n'étais pas seul.

Last Row || nominOù les histoires vivent. Découvrez maintenant