vingt et un

2.7K 355 65
                                    

Il n'était pas paniqué, pas cette fois, lorsque du bout des doigts je frôlais ses cicatrices fraîches, suivant le sens de leur sillon. L'une d'entre elles passait sur la gorge du loup, de nombreuses autres l'entaillaient de haut en bas et les autres étaient imprécises.

En tailleur sur son matelas, assis derrière son dos nu, je me laissais le loisir douloureux d'imaginer son histoire à travers la bête blessée ancrée sur sa peau. J'imaginais son regard dépourvu de toute pitié frapper une victime désignée par Mark, dont il ne connaissait rien mais qu'il détruisait parce qu'il en avait reçu l'ordre. Et je savais qu'il en avait la capacité, après l'avoir vu s'en prendre à celui qui lui a appris à infliger la douleur, il aurait pu devenir une machine à tuer si Mark avait réussi à en faire son soldat discipliné.

Je le voyais dans cette salle glauque sous des lumières dirigées vers son dos encore vierge, sanglé de la tête aux pieds pour l'empêcher de se débattre pendant que l'aiguille s'introduisait dans ses veines bouillonnantes d'un sang enragé. Je l'imaginais arrêter peu à peu de se débattre sous l'effet brutal du produit, mais garder la conscience pendant que l'encre infiltrait progressivement ses pores, ressentant la moindre sensation, ne pouvant empêcher des larmes condamnées de s'écouler pendant les heures qui ont suivi, enfermant une rage incommensurable mais au fur et à mesure que l'aiguille tatoueuse le traversait de toute part, il se résignait, il se faisait à l'idée de vivre avec cette bête noire imprimée à jamais sur lui alors qu'il n'avait que quatorze ans.

Je l'imaginais se promettre de quitter cette meute, devenir le loup solitaire, rejeté par sa seule famille, ne désirant en rien cette appartenance le condamnant à vivre dans la violence et provoquer la souffrance. Simplement le fait d'être asservi et exécuter les ordres de quelqu'un.

Il était trop libre pour obéir. Trop indépendant pour être asservi.

Trop sauvage pour se laisser approcher.

Mais je m'étais trompé sur ce point. Parce qu'il était là, assis au bord de son lit, torse nu, me laissant toucher la plus douloureuse preuve de sa macabre enfance et le poids de cette torture qu'il parvenait à supporter sur sa mémoire souillée. Et j'étais là, la parcourant le plus délicatement possible sous ma peau si neuve et lisse de toute plaie que je m'en voulais presque.

-C'est Mark qui a fait la première.   dit-il, le front sur les phalanges. Celle qui traverse la gorge du loup, avec sa lame.

J'avais son t-shirt dans la main. Mais il faisait froid, alors je me levai et le lui rendis. Il l'enfila encore une fois après s'être levé, face à moi.
Il n'avait effectivement plus rien d'un enfant.

Ce n'était pas explicable, comme scène mais même après avoir recouvert le haut de son corps, je pouvais toujours deviner sa carrure sous le tissu et il restait là, face à moi, se demandant si à cause de ce récit, ma façon de le voir était différente. Elle l'était, mais je ne ressentais pas de pitié à son égard; il n'en avait pas besoin. Je n'avais pas peur non plus, ce n'était pas un monstre bien qu'il puisse être dangereux.
Je me sentais surtout coupable; pour mon propre comportement alors que tout ce qu'il essayait de faire était de m'empêcher de subir le même sort que lui.

-Je sais que tu m'as dit de ne pas m'en inquiéter mais...je vois l'état de tes murs et...celui de tes mains...j'arrive juste pas à en faire abstraction. Désolé.

Il ne baissa pas la tête, et la mienne était remplie de questions beaucoup trop dures à encaisser, et même à poser.
Je ne savais pas quelle heure il était, mais j'avais perdu toute notion du temps comme à chaque escapade, seul ou accompagné.
Sourire lui nécessitait beaucoup d'efforts, ses pommettes n'arrivaient plus à se soulever et il n'y était pas obligé, il n'avait pas besoin de se faire rassurant. Je savais qu'il avait mal, inutile de faire semblant du contraire.

-Donc....qu'est-ce qui te pousse à cogner aussi fort dans tes murs...?

Malgré la souffrance qu'il éprouvait en laissant ces souvenirs le gagner, il s'agissait de passé, il se devait de l'accepter, de vivre avec ces horreurs en mémoire, peu importe le temps que ça prendra.  Mais, ça, ce n'était pas du passé, je voyais ses mains détruites, s'empirer de jour en jour. Autre chose était en train de se produire de sous mes yeux et je ne pouvais pas laisser cela se poursuivre sans réagir.

-J'ai des excès de colère... soupira-t-il, sorti de la chambre. Tu sais, quand tu fais ton deuil dans la violence pendant plusieurs années, c'est difficile de s'en séparer.

J'hochai la tête, pensant comprendre ce qu'il voulait me dire. Puis, à nouveau, après être sorti à mon tour de la pièce, avant de sortir de la maison, une autre pensée claire fit son apparition.
Nous étions à nouveau dehors, marchant sur les chemins entre les habitations, éclairées par le soleil d'après-midi. Il devait être aux alentours de quinze heures.

-Je pense pas que... Enfin... La violence, c'est pas un moyen de se remettre d'une perte...

-Ça m'arrive quand je suis frustré ou... Quand... Je comprends pas ce que je ressens. avoua-t-il, enfournant ses mains dans ses poches.

Il avait ce pouvoir, de rendre chacuns de ses dires fascinants, de faire planer un certain mystère excitant, sans même le vouloir.
Il était toujours en conflit avec lui-même, n'ayant été capable de noyer sa tristesse que dans la brutalité et la solitude; et en faisait les frais aujourd'hui.

-Mon oncle s'est barré à la seconde où j'ai atteint la majorité. Il pouvait plus me supporter, mes amis du collège aussi; j'ai fini seul... Mais c'est pas plus mal.

J'hochai la tête, ne sachant pas quoi répondre à ça. Mais son histoire m'intriguait, à chacune de ses prises de paroles, de nouvelles questions naissaient.
Il n'avait pas choisi sa place, mais finalement il avait trouvé un certain équilibre dans cette solitude, une certaine sérénité.

-Tu ne t'es toujours pas remis de la perte de ta mère... N'est-ce pas? demandai-je, après de nombreuses minutes de silence.

On se rapprochait de mon village, marchant en direction de chez moi. Il pinçait ses lèvres, les mordant le regard dirigé vers le sol; puis il secoua la tête. Il s'était rendu à l'évidence, me donnant raison sans même l'avoir oralement confirmé.

-Je pensais, au début... Mais... Je me sens encore plus minable, d'avoir fait ce que je faisais alors qu'elle a passé toutes ces années à faire de moi un enfant bien élevé... Regarde ce que j'suis devenu.

Il s'arrêta, je m'arrêtai juste après lui, face à lui. Son regard était empli de dégoût, de colère et je le comprenais. Mais ce que je désirais, c'était qu'il accepte sa façon d'être, qu'il n'avait pas besoin d'être exactement comme sa mère aurait voulu qu'il soit, qu'il se sache empli de bonté. Alors je me postai juste en face de lui, un air certain et décidé, saisissant entre mes mains son visage, m'assurant qu'il verrait l'honnêteté brutale dans mes pupilles, l'assurant de mes dires.

-Jeno ne dis jamais ça. Tu n'es pas quelqu'un de mauvais. Tu es juste perdu, en conflit avec toi-même, mais tu es quelqu'un de bien. Je sais ce que c'est de ne pas savoir où est sa place, d'être seul. Mais tu as le droit de ne pas aller bien, tu as le droit de ressentir ce que tu ressens. Et tu n'es plus seul.

Last Row || nominOù les histoires vivent. Découvrez maintenant