What a bitch !

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Sac sur le dos, Kier monta quatre à quatre les marches jusqu'au cours d'anglais. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis son interaction étrange avec Nikita et il ne l'avait pas revu. Comme il l'avait soupçonné, l'Asiatique se révélait être invisible une fois fondu dans la foule.

Le jeune homme secoua la tête, écrasant son mégot détrempé dans une poubelle à proximité. Il n'avait pas non plus pris la peine de le chercher, à vrai dire. Il s'attendait à le voir réapparaître par magie, encore dubitatif de leur première rencontre. Le banc était néanmoins resté vide à chacune de ses pauses clope. Le froid l'avait peut-être fait fuir, ça ou la neige.

Il fit un tour aux toilettes, avant de se faire brusquement épingler à la sortie par... Lou.

— T'es guide touristique, maintenant ? s'encanailla-t-elle. Ça paye, au moins ?

Elle haussa un sourcil pour la forme, la mine amusée par une information dont elle était la seule détentrice. Il lui passa devant sans un regard, conscient qu'elle ne cherchait qu'à le provoquer. Il aurait encore préféré se faire remonter les bretelles par l'autre clochard de professeur.

Lou le rattrapa à petites enjambées et le contourna pour se planter devant lui, ses longs cheveux dorés flottant un peu trop proche de son visage à son goût. Surpris, il faillit lui rentrer dedans, mais elle recula d'un pas, anticipant sa vitesse. Elle était si sûre d'elle et de ses manigances puériles qu'elle pensait mener l'humanité tout entière par le bout du nez. La mâchoire de Kier se crispa à ce constat.

— Qu'est-ce que tu veux, la blonde ? répliqua-t-il méchamment.

Un sourire du diable éclaira le visage de la susnommée, alors qu'elle posait ses mains sur ses hanches. Son manège la rendait encore plus chiante que d'habitude.

— Nikita m'a tout raconté pour ton « aide » en début de semaine. Je suis juste curieuse. J'ai pas souvenir que tu fasses dans la charité.

Elle ricana en trottinant en direction de la salle de classe, sans attendre de réponse. Elle salua ensuite Monsieur Hochard et s'échappa jusqu'à sa place privilégiée, sous la fenêtre. Ses cheveux suivirent le mouvement dans un ballet de nœuds, aussi vite repartis qu'apparus.

Kier l'observa faire, plissant le nez en sentant le mauvais plan. Elle n'était là que pour créer des problèmes, cette conne. Puis, depuis quand l'autre moustique racontait des trucs aussi ? Un jour, il ne pipait pas un mot et le lendemain, il donnait du grain à moudre à la reine des pestes ? Ils étaient tous timbrés dans cette école.

Il s'assit à l'opposé de sa place habituelle, l'expression renfrognée. Si Antoine ouvrait sa gueule, il allait faire un carnage. Il n'était pas d'humeur à supporter leurs gamineries pendant une heure et demie.

— Kierkegaard Luetzen ! explosa soudainement une voix au-dessus de lui. Vous vous fichez de moi, j'espère ?!

L'étudiant se réveilla en sursaut, en proie à la panique. Il releva de grands yeux effarés vers son professeur, qui s'avérait être un réveil des plus efficaces. Le sang s'était évaporé de son visage, tandis qu'il lançait un regard autour de lui : il s'était assoupi au milieu du cours. Ah.

Oups ?

— Hm. Euh... Oui ? se risqua-t-il.

Il réalisa trop tard que Monsieur Hochard venait de le vouvoyer. Un conseil : quand le soixantenaire avait passé le stade de réciter votre nom de famille comme s'il s'agissait d'un exorcisme latin, il vous fallait envisager de ramper sur le parquet pour survivre. Sans rire.

— Dehors !

Emporté dans sa vocifération, l'homme claqua son classeur contre le bureau de son élève. Le bruit agit comme un élastique sur les muscles de Kier et il bondit de sa chaise, rassemblant son bordel à la hâte. Il avait envie de se liquéfier. Ce n'était vraiment pas son jour, bordel !

Jambes à son cou, il fila en direction du hall principal. Son pouls l'essouffla en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire et il s'avachit contre son poteau, tremblant. Il dut prendre de longues inspirations pour regagner son calme. Sur l'échelle de la panique, les réveils coup de fouet se situaient au-dessus de l'école. Les deux combinés, il avait cru faire une crise cardiaque.

Il s'alluma une cigarette, abandonnant son sac sous le cendrier. Ses doigts étaient encore fébriles, alors qu'il inspirait sa troisième bouffée de nicotine. Il jeta ensuite un coup d'œil à l'horloge murale à travers la vitre et soupira. Il n'était même pas quinze heures.

Son regard se reporta sur les flocons de neige qui grignotaient le bord de la cour. Le vent les avait portés à mi-chemin malgré le couvert en tôle. Il hésita, puis enfonça ses chaussures dans l'épaisseur blanche pour la piétiner, savourant le crissement de la fine couche de glace sous son poids. C'était gamin, mais il avait besoin de se détendre après toutes ces émotions.

Encoure là ?

L'accent mal assuré l'interrompit immédiatement. Il fit volte-face, le souffle court. Il avait aussitôt reconnu la voix de Nikita, trop singulière, trop attendue pour ne pas être remarquée.

Leurs yeux se rencontrèrent dans un mélange de confusion et d'étonnement. Ils se sourirent en chœur après un instant de flottement. L'esprit du fumeur se remplit d'interrogations, d'incertitudes quant à sa façon d'agir. Il aurait aimé engager la conversation, pourtant, aucun mot ne franchit ses lèvres. Sa prudence reprenait le dessus. Il ne savait pas quoi en penser. Il ne connaissait pas ce gars, après tout.

Le gars en question eut une lueur amusée dans le regard.

Tou saïche ? relança-t-il. You're a bad boy, aren't you ?

Kier fronça les sourcils. Cette fois, c'était à lui de ne pas piger une seule syllabe de leur conversation. Ce n'était pas faute d'avoir eu anglais juste avant, mais apparemment, il était atteint d'anglophobie chronique. On le disait incurable depuis le début du collège. Dommage.

Il brûla le reste de sa clope sous l'attention de son public, fasciné. Ce dernier n'avait pas changé : toujours aussi petit et perdu dans des vêtements beaucoup trop imposants. Il semblait se noyer sous une pile de draps, tel un bambin roulé en boule dans son lit.

Nikita réduisit la distance entre eux, jusqu'à se retrouver lui aussi les pieds dans la neige. Ses épaules et le haut de son bonnet se voilèrent alors d'une pincée de flocons. On aurait juré apercevoir un ange au-dessus de sa tête qui, enjôleur, avait décidé de souffler des paillettes sur la noirceur de ses traits.

Le cœur de son interlocuteur fit une embardée. Il pinça ses lèvres sur son mégot, interdit. Cet éternel inconnu dégageait quelque chose de différent aujourd'hui. Les poches sous ses paupières s'étaient allégées, emportées par le vent, et un mince sourire adoucissait ses traits. Sa peur initiale semblait avoir pris des vacances. Pire que ça, il avait l'air dans son élément.

Give me one.

Il fit un geste en direction de la cigarette de Kier, dont le visage demeurait figé dans l'espace. Son insistance parut faire mouche, car le mauvais élève déglutit. Il n'avait jamais eu aussi peur de comprendre trois petits mots, si simples en apparence.

Come on, continua Nikita en se rapprochant dangereusement. Give me one.

L'interpellé lâcha son mégot et l'écrasa sous sa semelle, dérouté. Son visage se tourna vers l'horizon, rompant la tension entre eux. Il se racla la gorge et ses épaules craquèrent, alors qu'il s'éloignait d'une démarche mécanique. Son cerveau venait de griller. À quel moment ce parfait étranger était passé d'une proie apeurée à un prédateur éhonté ?

Il se retint de regarder par-dessus son épaule et se pencha près de son sac béant. Ses paquets de tabac et de filtres lui faisaient de l'œil, toutefois, il ne broncha pas. Enfin, si, il referma les poings et manqua de se prendre la porte en partant, mais il résista bel et bien à sa véritable pensée : allumer une cigarette à la bouche de Nikita.

Sans aucun doute qu'il aurait dérapé après ça.

Pot de ColleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant