The glue is on...

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Certaines choses ne changeaient jamais. Kier s'était toujours armé d'une patience muette. Si ses actions étaient souvent poussées par son impulsivité, quand il s'agissait de rapports humains, il était capable de prolonger les silences gênants, de se tarir dans une attente vaine. Il avait attendu son père. Il avait attendu son frère et ses sœurs. Il attendait encore sa mère, même si cette pensée le rendait fiévreux.

Un jour, Jass lui avait dit que, « frère », les humains étaient emplis de contradictions. Il avait fait semblant de ne pas l'entendre, lui qui ne voyait la vie qu'en noir et blanc. Les nuances compliquaient tout. Les nuances donnaient des excuses à l'absence de son père, de son frère, de ses sœurs et de sa mère. Il n'en voulait pas. Il s'en fichait de leurs raisons ; cela ne remplissait pas le vide qui creusait son ventre, le plomb qui freinait sa marche ou la bile qui remontait le long de sa gorge. Leur mutisme l'assourdissait.

Ils auraient dû être là.

Pourtant, aussi délaissé qu'il était, il ne cherchait pas à combler ce manque ailleurs. Il ne cherchait ni l'amitié, ni l'acceptation. Il laissait Elaine aller et venir, juste pour se bourrer la gueule à chaque vacance. Il rejetait les opinions des autres, tout comme il riait au nez de Jass quand celui-ci essayait de lui faire comprendre la palette multicolore dans laquelle ils évoluaient.

Pas de gris. Pas de bleu, de vert, de rouge, de jaune, de brun, de paillette, de fluo. Il y avait lui, puis les autres, et parfois, une colère noire qui grondait dans ses entrailles. Une colère qui menaçait de tout ravager. Un loup à moitié ensommeillé, un œil ouvert, prêt à bondir pour assouvir sa faim.

Il s'était mis à avoir des coups d'un soir pour maintenir cette partie de lui en laisse, ce monstre qui grattait sa cage thoracique à force de refouler son besoin de hurler à la lune. Sa rage mordait la poussière à chaque fois qu'il rencontrait le contact froid et charnel d'une autre peau. Sa langue dans la bouche d'un autre, ses mains dans un caleçon échauffé, il oubliait tout le reste pendant quelques minutes. Il se défoulait, regrettait et, aussitôt, tout son corps se calmait.

C'était toujours la même chose, toujours le même sentiment de culpabilité, d'impuissance face au vide. À cette attente d'un plus qui n'arrivait jamais.

C'était stupide, violent. C'était tout ce qu'il s'évertuait à taire le reste du temps. Pourtant, il recommençait. Oui, certaines choses ne changeaient jamais.

— Ton carnet est un champ de mines, Kierkegaard. Vraiment, je ne peux rien faire d'autre à ce stade, tu es collé jusqu'à la fin du mois, souffla à contrecœur Madame Covrade. Tu dois rattraper ton retard. Réviser.

Assise à son bureau ovale, la moue de la professeur principale s'accentua, défaitiste, devant le visage impassible de son élève. Sa peau noire contrastait avec la blancheur médicale de la pièce, malgré les quelques tentatives échouées de décorations. Derrière elle, une étagère de cactus dépérissait à l'ombre d'épais rideaux. Il était évident que cette situation la dépassait.

Recroquevillée derrière ses lunettes, elle essaya de se donner contenance en rassemblant ses papiers sur son plan de travail. Sa coupe de cheveux, coiffée au naturel, était ornée de perles turquoise au niveau des tempes.

Dans une autre vie, sa candeur l'aurait apaisé.

Kier roula des épaules, échappant au tiraillement qui commençait à apparaître le long de sa colonne vertébrale. Rester debout sans bouger était une mauvaise idée, mais il n'avait pas envie de s'en préoccuper tout de suite. L'école lui prenait déjà assez la tête comme ça.

Dans l'espoir de se distraire, il baissa la tête vers l'alliance que portait Madame Covrade, ternie par les années. Est-ce que sa mère aurait grimacé et exigé de la polir immédiatement, maintenant qu'elle n'avait d'yeux que pour son bijoutier ?

Cela n'aida pas.

Il détourna le regard vers la fenêtre et passa une main dans ses cheveux, relevant les mèches trop longues qui encombraient ses cils. Enfin recentrée, son attention revint vers son interlocutrice, dont l'expression compatissante se fana davantage. Elle semblait lire en lui comme dans un livre ouvert. Les traits soucieux de son front, qui craquelaient déjà son fond de teint foncé, s'aggravèrent. Avait-elle vraiment la trentaine ?

Pendant longtemps, il s'était questionné sur l'enfance de cette femme toujours trop débordée pour son propre bien. Elle aurait pu se noyer dans un verre d'eau. Comment avait-elle pu arriver à devenir professeur, elle qui n'avait jamais eu de tact avec les enfants ? Qu'est-ce qui l'avait poussé à faire un tel choix ? Avait-elle conscience d'être aussi égarée que ses élèves ?

Lors d'une pause clope, il avait entendu un groupe de filles parler de la vie privée de quelques professeurs. La famille Covrade était venue sur le tapis. Il avait tout naturellement tendu l'oreille pour écouter.

D'origine sénégalaise, elle avait été adoptée à un jeune âge par un couple de suisses-italiens. Elle avait vécu la plus grande partie de sa vie au Tessin, bien qu'aujourd'hui, elle portait fièrement les vêtements traditionnels de son pays natal aux jours de fête.

Selon l'opinion publique, il s'agissait d'une femme douce, gauche et avec un grand cœur, qui espérait rendre la vie de ses étudiants meilleure, à sa manière. Travailler dans une école n'était peut-être pas idéal pour elle, mais Kier pouvait remarquer ses efforts constants. Elle faisait preuve d'une détermination peu égalée. C'était à la fois admirable et... pathétique.

Malheureusement, elle restait une adulte qui essayait de dicter sa conduite comme un gentil toutou à dresser. Et ça, il ne lui pardonnerait jamais.

— Je vais devoir envoyer une lettre à tes parents pour les prévenir de ta situation... inquiétante, ajouta-t-elle d'un geste maladroit.

« Je suis dans le regret de vous annoncer que votre fils en est à son dernier avertissement quant à son comportement au sein de notre établissement. À la prochaine incartade, il sera suspendu et passera devant le conseil disciplinaire. » allait sûrement raconter sa putain de lettre. « Quel fils ? » allait sûrement s'étonner sa lâcheuse de mère. « Quel établissement ? » allait sûrement se questionner pour la première fois son ignorant de père.

Le principal concerné faillit lâcher un ricanement méprisant, mais il ne comptait pas passer sa journée ici, en présence d'une quiche incapable de tenir une classe sans prendre un air de chien battu. Il avait envie d'une cigarette et de sentir les vrombissements du moteur de son scooter traverser tous ses muscles, l'odeur de la campagne sous une pluie battante, la force des éléments contre lui. Loin du monde.

— Kierkegaard ? Tu comprends ?

Il haussa des épaules en réponse, la mâchoire crispée. La femme soupira, replaça ses lunettes sur son nez et congédia son cancre en le conjurant de se concentrer sur ses études au moins jusqu'aux examens. Il se retint de lui balancer que sa concentration n'avait jamais été la source du problème. Il savait parfaitement être obsédé par des sujets à priori sans intérêt ; l'omniprésence d'un certain moustique dans ses pensées était là pour le prouver.

Mais ça, c'était nouveau.

Pot de ColleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant